23 ans après sa création, fallait-il lever le rideau une 78e fois sur la production des Contes d’Hoffmann conçue par Robert Carsen à l’orée du XXIe siècle ? À en croire le triomphe remporté par le spectacle en cette soirée du 12 décembre à l'Opéra Bastille, la réponse est oui ! Force est de constater que le spectacle, qui certes ne réserve plus depuis longtemps aucune surprise, fonctionne toujours admirablement. La métaphore du « théâtre dans le théâtre », pourtant on ne peut plus rebattue, ne « force » pas l’œuvre et offre un cadre quasi naturel aux intrigues imaginées par le librettiste Jules Barbier – sauf peut-être pour l’acte de Giulietta, qui vaut surtout pour le beau décor de Michael Levine, lequel suscite comme toujours étonnement et applaudissements au lever de rideau. Mais les pitreries lubriques d’Olympia font toujours rire le public, la « consultation » du Docteur Miracle n’a rien perdu de son inquiétant mystère, l’apparition de la mère d’Antonia dans le décor de la scène du cimetière de Don Giovanni est toujours aussi poignante.

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Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Paris
© Émilie Brouchon / Opéra national de Paris

Ce qu’on pourrait reprocher à ce spectacle, c’est d’avoir pour ainsi dire tué dans l’œuf toute velléité de nouvelle production, à Paris comme en province, où les nouvelles lectures du chef-d’œuvre d’Offenbach se font bien rares : qu’attend l’Opéra-Comique pour proposer sa vision de l’ouvrage, qui prenne enfin appui sur les découvertes musicologiques de la fin du siècle dernier ? Car la version proposée par l’Opéra, à deux ou trois exceptions près, reste désespérément conforme à ce qu’on entendait dans les théâtres lyriques jusqu’à la fin des années… 1970 ! Avec, qui plus est, de fort regrettables coupures, qui affectent certaines pages majeures de l’œuvre (le trio des flacons, le duo Giulietta/Hoffmann) et qu’aucun chef, en 20 ans, n’est parvenu à rétablir.

Musicalement, cette série de représentations offre surtout à Benjamin Bernheim l’occasion de proposer son incarnation du rôle-titre au public parisien. Le ténor relève brillamment la gageure : il arrive au terme de ce marathon vocal sans fatigue apparente, et fait preuve de vaillance et d’une belle sûreté dans l’aigu ; le contrôle du souffle est lui aussi superlatif ; mais au-delà des prouesses techniques, c’est surtout dans les passages lyriques et tendres qu’il se montre le plus convaincant, avec une science du legato, de la nuance, de la mezza voce qui rend le personnage très touchant. C’est pour Benjamin Bernheim un nouveau triomphe parisien – tout à fait mérité – dans un rôle français, après Des Grieux, Faust, Roméo – et en attendant, espérons-le, Werther ?

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Benjamin Bernheim dans Les Contes d'Hoffmann
© Émilie Brouchon / Opéra national de Paris

Sans être la plus éblouissante entendue dans cette production, la distribution est tout à fait satisfaisante et ne comporte guère de points faibles. Tous les artistes chantent par ailleurs dans un français mieux que convenable. Les seconds rôles sont solidement incarnés, avec une mention spéciale au Crespel de Vincent Le Texier, au jeu et au chant particulièrement poignants, au Spalanzani de Christophe Mortagne, décidément indispensable dans ces emplois « de caractère », ou à l’Hermann bien chantant de Christian Rodrigue Moungoungou. Angela Brower séduit par la qualité de son phrasé et son impeccable style, mais le format vocal, quelque peu limité, n’est pas exactement celui attendu dans le double rôle de La Muse / Nicklausse. Christian Van Horn est un quadruple Malin parfaitement convaincant, diabolique mais sans excès – et c’est tant mieux –, et chantant dans un français qui nous a semblé plus clair qu’en Méphisto l’an passé.

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Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Paris
© Émilie Brouchon / Opéra national de Paris

On a connu des Olympia plus brillamment virtuoses et aux aigus plus fermement tenus que celle de Pretty Yende, dont la prestation demeure néanmoins de qualité et qui remporte le succès attendu. La voix de Rachel Willis-Sørensen est sans doute l’une des plus saines du moment dans la tessiture de soprano lyrique : elle reste richement colorée sur tout l’ambitus et se projette avec une aisance déconcertante… presque excessive cependant pour la fragile Antonia. Mais n’est-ce pas nous plaindre que la mariée soit trop belle ? Antoinette Dennefeld est quant à elle une belle surprise : sa Giulietta a de la classe, et son chant ample et stylé lui permet de faire vivre un personnage réduit, dans cette version, à une simple silhouette.

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Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Paris
© Émilie Brouchon / Opéra national de Paris

Prestation honorable de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra, même si l’on déplore chez ceux-ci quelques décalages dans des pages qui ne constituent pourtant pas des sommets de difficulté (« Luther est un brave homme », « Elle a de très beaux yeux »…). À la tête des forces de la maison, Eun Sun Kim réalise une mise en place propre et précise, mais peut-être parfois un peu impersonnelle : on aurait aimé qu’un romantisme un peu plus échevelé anime de temps à autre telle ou telle page… Cela ne diminue en rien la qualité d’ensemble d’une soirée accueillie au rideau final par un public enthousiaste. 

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