Falstaff de Verdi à Luxembourg

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Falstaff, l’énorme Falstaff, le perpétuel affamé et assoiffé, toujours en quête de la « bonne idée » qui lui permettra de remettre à flot des finances toujours en péril. Sa dernière trouvaille justement : séduire à la fois les belles et riches Alice Ford et Meg Page. Aussi vite pensé, aussi vite ourdi. Mais le réel… et surtout Shakespeare, qui est le « papa » lointain du bougre, et Arrigo Boito, qui est l’auteur du livret, vont évidemment lui compliquer la tâche. Le dupeur sera finalement dupé mais gardera sa bonne humeur. La vie continue et, comme il le proclame, « le monde entier n’est qu’une farce. L’homme est né bouffon » !

Falstaff est le dernier opéra de Verdi. On connaît l’imposant catalogue de ses terribles et merveilleuses tragédies. Mais voilà qu’en 1893, le vieux monsieur (il a alors 80 ans), au sommet de sa gloire et qui a déjà tout prouvé, se lance un défi : faire rire ! Pari gagnant. Particulièrement grâce à une extraordinaire partition : elle est non seulement comme un récapitulatif transcendé de tout ce qu’il a écrit jusqu’alors, mais il en joue dans de savoureuses auto-citations, des auto-parodies, des détournements. Il va même jusqu’à terminer son opéra par une grande fugue dont la solennité d’écriture est en plus que savoureux contraste avec le message final : « Rira bien qui rira le dernier. Tous sont dupes ». Voilà qui est immensément créatif ! 

Ce Falstaff-là, que Shakespeare et le livret de Boito font vivre au début du XVe siècle, les metteurs en scène l’ont déjà installé dans toutes sortes d’autres époques et milieux. Jusqu’à être, comme je l’ai vu, devenu punk chef de bande punk ! Il est vrai que pareil personnage n’est pas typique d’une époque, il est un tempérament, un énoooorme tempérament.

Denis Podalydès a décidé de l’installer dans une salle commune d’un hôpital d’une autre époque (décor d’Eric Ruff, lumières Bertrand Couderc), comme le prouvent aussi les vêtements joliment conçus par Christian Lacroix. C’est la fin d’une vie, mais une fin encore tonitruante. Le voilà donc perfusé… mais au vin rouge, entouré de quelques autres alcooliques… acolytes, qui seront ses hommes à tout faire. C’est dans ce lieu qu’il va tenter de séduire de jolies infirmières et ruser pour duper quelques médecins. La transposition ne pose guère de problème, ce type d’homme est chez lui partout, et cela nous vaut d’amusantes images scéniques.

Chez Denis Poldalydès, pas de lecture… radioscopique, du genre socio-politique, psychanalytico-psychologique, non, farce il y a dans le livret et la partition, farce il y aura sur le plateau. 

Le bougre est rembourré pour apparaître définitivement gargantuesque. La mise en scène se veut de belle allure : on court, on s’agite comme il convient. Les bonnes idées « hospitalières » ne manquent pas, avec des lits qui bougent ou font cortège, des draps délimitant le labyrinthe d’une mystification finale, un panier à linges cachette-piège, une intervention chirurgicale qui ouvre le ventre du héros et en dégage des volumes de… Shakespeare. Podalydès ne recule pas devant la farce, aux dimensions du personnage. Mais tout cela est cohérent, d’autant plus qu’à la fin, Falstaff, débarrassé de sa carcasse éléphantesque, redevient comme le jeune poète rêveur de la lune (un ballon gonflé lumineux) qu’il était sans doute autrefois.

Si le spectacle visuel réjouit, le spectacle musical réjouit vraiment. Antonello Allemandi, qui a déjà dirigé cette production à Lille, est très bien suivi dans ses bonnes intentions par le Luxembourg Philharmonic et le Chœur de l’Opéra de Lille.

Falstaff, c’est Elia Fabbian. Appelé à la rescousse en dernière minute pour remplacer Tassis Christoyannis blessé avant les répétitions, ce baryton est un des familiers du rôle qu’il interprétait encore il y a peu au Festival Verdi à Busseto. Il s’impose dans le jeu scénique, conférant une redoutable énergie au gros patapouf alité, et surtout dans une voix qui prouve la vitalité exubérante du personnage. Une aisance vocale qui dit aussi les états d’âme contrastés (s’il fanfaronne, il est aussi mélancolique) d’un bibendum que rien ne pourra abattre. Ses partenaires s’imposent également : Gabrielle Philiponet est une pétillante, espiègle et rusée Alice Ford ; Gezim Myshketa, Ford, a toutes les prétentions d’un mari fâché et d’un père un tantinet abusif. Lui aussi sera berné. Silvia Beltrami, Mrs Quickly, est savoureuse en messagère entremetteuse, Julie Robard-Gendre est une Meg élégamment symétrique d’Alice Ford. Clara Guillon-Nanetta (quel bel air féerique elle nous offre) et Kevin Amiel-Fenton ont la présence délicate d’un jeune couple à l’amour menacé ; Luca Lombardo est un Docteur Caïus aux prétentions déçues ; Loïc Félix-Bardolfo et Damien Pass-Pistoia sont des sbires pieds nickelés à souhait. Une belle équipe pour un Verdi farceur ! 

Stéphane Gilbart

Luxembourg, Grand Théâtre, le 28 novembre 2023

Crédits photographiques : Alfonso Salgueiro

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