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Grossesses à risque

Stuttgart
Staatsoper
10/29/2023 -  et 1er, 5, 11*, 26 novembre, 2 décembre 2023
Richard Strauss : Die Frau ohne Schatten, opus 65
Benjamin Bruns (L’Empereur), Simone Schneider (L’Impératrice), Martin Gantner (Barak), Iréne Theorin (La teinturière), Evelyn Herlitzius (La nourrice), Michael Nagl (Le messager des esprits), Josefin Feiler (Le gardien du seuil du temple, Le faucon), Torsten Hofmann (Le bossu), Kai Kluge (L’apparition du jeune homme), Pawel Konik (Le borgne), Andrew Bogard (Le manchot), Martina Mikelic (Une voix venue d’en‑haut)
Staatsopernchor Stuttgart, Manuel Pujol (chef de chœur), Kinderchor der Staatsoper Stuttgart, Bernhard Moncado (chef de chœur), Staatsorchester Stuttgart, Cornelius Meister (direction musicale)
David Hermann (mise en scène), Jo Schramm (décors, lumières, vidéo), Claudio Irro, Bettina Werner (costumes)


M. Gantner, M. Nagl, I. Theorin (© Matthias Baus)


Avec quatre nouvelles productions, rien que cette année, à Baden‑Baden, Lyon, Cologne, et maintenant Stuttgart, La Femme sans ombre revient en force dans les programmations. Si l’on ajoute que Francfort présentait, l’an dernier encore, une ultime reprise de la mémorable production de Christof Nel, que Vienne a gardé celle de Vincent Huguet à son répertoire, que Munich a repris plusieurs fois celle de Krzysztof Warlikowski (mais va sans doute, et malheureusement, pour des raisons d’intendance, y renoncer maintenant), que Toulouse a prévu une reprise de la production de Nicolas Joel en janvier 2024, que Dresde présentera une toute nouvelle mise en scène de David Bösch en mars 2024… force est de constater que, décidément, La Femme sans ombre se porte bien en ce moment ! Et on ne peut que s’en réjouir, car plus on a d’occasions de se familiariser avec la démesure fascinante de cet opéra, plus on en redemande.


L’explication de ce retour en grâce est cependant simple : pour assurer chacun des cinq rôles principaux de cet ouvrage réputé naguère inchantable, on dispose actuellement dans le circuit international d’au moins trois, voire jusqu’à cinq ou six titulaires de haut niveau. Certes le cercle des possibles est toujours restreint, mais il s’est quand même significativement élargi, avec de bons voire d’excellents chanteurs, pouvant même se remplacer entre eux au dernier moment. Il y a vingt ou trente ans, en cas de Teinturière ou d’Impératrice aphone, un intendant n’avait plus que ses yeux pour pleurer. Aujourd’hui, le même problème reste épineux, mais en décrochant son téléphone et en cherchant un peu, il n’est plus insoluble.


Donc un vivier bien garni, les choix l’Opéra d’Etat de Stuttgart, pour cette nouvelle production, se distinguant quand même par leur exceptionnelle pertinence. A l’exception notable d’Iréne Theorin, dont les habitués de Bayreuth ne connaissent que trop bien les qualités et les défauts. Certes la soprano suédoise vocifère ici plutôt un peu moins que d’habitude, mais elle se retrouve quand même nettement distancée par ses deux principales concurrentes du moment dans le rôle de la Teinturière, Elena Pankratova et Minna‑Liisa Värelä. La faute à un chant continuellement trivial, l’humanité du personnage, caractère certes fantasque, mais aussi d’une féminité et d’une vraie sensibilité, passant globalement à la trappe.


Dans le rôle le plus attachant de l’ouvrage, le Barak plutôt lyrique de Martin Gantner paraît un rien mesuré et neutre, avec des moyens qui grisonnent un peu. En comparaison, Michael Volle et Wolfgang Koch gardent dans l’emploi une certaine prééminence, question de format et de chaleur du timbre. Cela dit, Martin Gantner, longtemps l’un des piliers de la troupe de l’Opéra de Munich, reste toujours crédible, et puis, de toute façon, son rôle est en or. En revanche, on le sait, celui de l’Empereur est terriblement ingrat, avec peu de choses à chanter, et toujours dans des situations d’inconfort maximal. Or, avec Benjamin Bruns, on découvre un titulaire idéal, qui nous subjugue par sa voix claire, bien projetée, d’un métal tranchant quand il le faut, mais toujours en gardant un vrai sens des nuances. Il n’y a même pas dix ans, ce jeune ténor allemand, aujourd’hui quadragénaire, chantait encore Titus, Tamino ou David des Maîtres-chanteurs. Donc une métamorphose plutôt surprenante, mais providentielle. Aujourd’hui, on croirait vraiment le rôle de l’Empereur écrit pour lui !


Très belle surprise aussi avec Evelyn Herlitzius, dont les dernières apparitions wagnériennes nous laissaient le souvenir d’un triste déclin, et qui là, se reconvertit magistralement. Sa Nourrice est même la meilleure de l’époque, avec une vaillance retrouvée, un magnétisme scénique de tous les instants, un sens évident de la phrase clé qu’il faut rendre intelligible au bon moment, voire quelques graves tout à fait impressionnants. Or ce n’est qu’avec une titulaire de ce gabarit que l’on peut mesurer à quel point le rôle est essentiel. Et puis, autre motif d’émerveillement, l’Impératrice de Simone Schneider. Là, rien à redire, tout est parfait ! Les aigus de vitrail de l’air d’entrée, d’une justesse et d’une sûreté impeccables, l’investissement affectif progressif du rôle, jusqu’au déchirement du troisième acte et ses intervalles vertigineux... En fait, on n’avait plus rien entendu d’aussi évident dans ce rôle impossible depuis Leonie Rysanek. Avec aujourd’hui pour Simone Schneider l’atout d’une encore plus grande homogénéité sur toute la tessiture, même si la voix ne peut avoir de ce fait, intrinsèquement, qu’une personnalité moins marquée.


Du côté de l’orchestre aussi, l’immersion sonore est grisante. Ne serait‑ce qu’en raison de la taille seulement moyenne de la salle de Stuttgart, mais qui dispose quand même d’une fosse où on peut faire tenir, en tassant beaucoup, voire en grappillant le moindre centimètre ici ou là, pas moins de 99 musiciens, donc un effectif à la mesure de l’œuvre. Sous la baguette experte de Cornelius Meister, tout sonne magnifiquement, sans jamais couvrir des voix par ailleurs favorisées acoustiquement, par des décors qui renvoient bien le son. Et avec en prime, à l’acte III, un solo de violon d’une beauté irradiante (Ingo de Haas). Que demander de plus ? Parfois un rien de gradations supplémentaires dans les nuances, afin de pouvoir en garder davantage en réserve avant certains cataclysmes, notamment à la fin de l’acte II. A ces moments‑là, le démiurge Kirill Petrenko reste inégalé, mais Cornelius Meister dispose lui aussi de beaux atouts. Seule vraie réserve : les coupures ! Là, il y en a quand même beaucoup, et c’est frustrant, surtout quand l’interprétation est d’une telle qualité.


Terminons par la mise en scène, sujet épineux à Stuttgart, maison en général adepte d’un Regietheater astringent. Ici, le public a pris depuis tellement longtemps l’habitude d’en subir des vertes et des pas mûres, que le projet de David Hermann et Jo Schramm, même s’il reste audacieux, doit lui paraître reposant. L’action s’y déroule dans un futur relativement lointain, où une forme d’intelligence artificielle semble avoir pris le contrôle de l’univers. Avec pour truchement un mystérieux Messager des esprits (l’excellent Michael Nagl), créature humanoïde omniprésente et inquiétante. Décor d’un sobre dépouillement, plutôt Bauhaus pour la fauconnerie, avec son jardin intérieur et ses murs de béton lisse (sur lesquels, cela dit, l’ombre de l’Impératrice se détache très bien, ce qui pose un peu problème). En contraste, le monde humain paraît totalement visionnaire, avec une grande coupole en haut et une sorte de cloaque moins ragoutant en bas, bassin rempli d’eau où surnage une curieuse créature, sorte d’arthropode géant muni de branchies. Cet énorme ver articulé paraît toléré par les humains, comme un animal domestique encombrant mais occasionnellement nourricier, Barak ouvrant à un moment donné dans sa carapace une sorte de sphincter, qui expulse par saccades de vilains paquets glaireux, apparemment comestibles...


Bizarre, l’ensemble reste cependant esthétiquement superbe, voire spectaculaire par ses proportions. Les costumes, futuristes pour le couple impérial, très composites pour les humains, sont eux aussi d’une grande originalité. Après, pour ce qui est du sens... L’essentiel est que l’ouvrage puisse fonctionner, et c’est en général le cas. On reste un peu gêné par la fin du II, où tout le monde se retrouve coincé dans la fauconnerie, alors que ce passage devrait en principe se dérouler chez les humains. L’acte III s’annonce bien, avec la lente descente des cintres d’une sorte d’énorme œil à facettes de cristal, symbole de l’intelligence technologique qui semble avoir pris le pouvoir. Ce dôme s’irise de splendides reflets quand l’impératrice est conviée à boire une eau prétendument salvatrice, puis se calme, au moment où, a priori, tout devrait définitivement s’arranger.


Mais les forces occultes n’ont malheureusement pas dit leur dernier mot. Lors du quatuor final, l’Impératrice reste songeuse, et pour cause, puisque qu’elle est la seule à ne pas être enceinte, alors qu’en revanche non seulement la Teinturière, mais aussi Barak et l’Empereur, arborent tous trois fièrement un joli petit ventre bien rond. Nombreux rires dans la salle ! Et l’aventure tourne au cauchemar lorsque, pendant les derniers accords d’orchestre, le Messager des esprits pratique sur Barak une césarienne à vif, ce qui donne naissance... à une réplique miniature, format nouveau‑né, de l’arthropode précédemment décrit. Référence probable au vieux film de « science‑fiction horrifique » Alien de Ridley Scott. La chute est violente, mais n’altère pas trop notre ressenti final, celui d’avoir vécu une très grande soirée d’opéra.



Laurent Barthel

 

 

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