Comme il existe des chansons « à texte », il existe des mises en scène « à message », dont l’objectif premier est de délivrer une opinion, quand bien même celle-ci n’a que peu (parfois rien) à voir avec l’opéra concerné. À rebours de cette tendance sans doute un peu sur-représentée aujourd’hui, les spectacles de Robert Wilson, loin de sommer le spectateur d’adhérer à tel propos, préfèrent proposer plutôt que d’imposer, faisant confiance à l’intelligence du spectateur et à sa capacité à s’émouvoir pour (ré)interpréter ce que disent le texte et la musique.

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Turandot à l'Opéra Bastille
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Créée à Madrid en 2018 et donnée jusqu'à la fin du mois à l'Opéra Bastille, cette mise en scène de Turandot n’échappe pas la règle, faisant se succéder des tableaux visuellement éblouissants, où la gestuelle si particulière du metteur en scène américain est sublimée par des éclairages comme toujours stupéfiants de beauté et des décors sobres et épurés. La musique de Puccini étant elle-même saturée d’émotion, cette sobriété visuelle évite tout effet de surlignage ou de pléonasme, conférant à l’œuvre l’épure d’une tragédie. Les tableaux marquants ne manquent pas, de l’arrivée spectaculaire de Turandot sur une passerelle lumineuse à celle de l’Empereur, le « Fils du ciel », sur un trône suspendu entre ciel et terre, ou encore au rai lumineux venant in fine déchirer le mur rouge du fond de scène. La mort de Liù est un moment particulièrement poignant : le personnage tourne simplement sur lui-même, sa tête bascule sur son épaule… mais reste debout, ce qui permettra au vieux Timur de réaliser (en rêve ?) son ultime désir, cheminer une dernière fois aux côtés de la jeune fille…

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Turandot à l'Opéra Bastille
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Musicalement, c’est un grand soir pour l’Opéra de Paris ! Les chœurs et l’orchestre triomphent, galvanisés par la direction électrisante de Marco Armiliato, qui prend soin de ne pas réduire la partition aux déferlements sonores attendus mais met également en valeur toute la poésie qu’elle recèle (superbe invocation à la lune au premier acte, belles couleurs nocturnes pour introduire la première scène de l’acte III). On ne reprochera guère au chef italien que l’introduction d’un inattendu point d’orgue orchestral à la fin de « Nessun dorma », afin de pouvoir permettre aux spectateurs d’applaudir le ténor.

Les seconds rôles sont parfaitement tenus, du Mandarin autoritaire de Guilhem Worms aux deux suivantes (Pranvera Lehnert Ciko et Izabella Wnorowska-Pluchart, membres du chœur), au chant inhabituellement assuré. Florent Mbia, Maciej Kwaśnikowski et Nicholas Jones s’approprient avec aisance la gestuelle chorégraphiée que Bob Wilson réserve à Ping, Pang et Pong, tout en formant vocalement un trio parfaitement équilibré. Altoum et Timur trouvent en Carlo Bosi et Mika Kares des interprètes aux voix plus jeunes et plus sûres que celles parfois entendues dans ces rôles, avec notamment pour le second une émouvante scène de déploration après la mort de Liù.

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Turandot à l'Opéra Bastille
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Le public fait un triomphe à Ermonela Jaho : si l’on peut souhaiter dans ce rôle une voix plus ronde et plus chaleureuse, la ligne de chant est comme toujours délicatement ciselée (sauf dans le grave qui, en ce soir de première, se fait un peu rebelle !), avec de splendides aigus chantés pianissimo et une émotion constante. Si Brian Jagde n’avait que partiellement convaincu en Alvaro de La Force du destin, il rallie ce soir tous les suffrages, avec un timbre suffisamment ancré dans le grave pour « Non piangere, Liù », des aigus éclatants, une endurance à toute épreuve, mais aussi un chant qui sait faire preuve de nuances et d’émotion.

Il revenait enfin à Tamara Wilson de faire oublier la défection de Sondra Radvanovsky, particulièrement attendue dans le rôle-titre. Encore peu connue en France, la soprano américaine a créé la surprise : de Turandot, elle possède l’éclat, la puissance, les aigus assassins, l’endurance (elle termine l’éreintant duo final dans un état de fraîcheur vocale étonnant !), mais aussi les graves, indispensables dans la scène des énigmes, et surtout le cantabile, le clair-obscur, les nuances (délicat « Principessa Lo-u-Ling » dans « In questa reggia », superbe crescendo dans sa réplique finale : « Il suo nome è Amor ! »), sans lesquels le rôle-titre peut vite se réduire à une fatigante succession de décibels. On lit dans la biographie de Tamara Wilson qu’elle chante aussi Bach, Beethoven, Wagner, Strauss, le Verdi d’Otello comme celui d’Ernani… Tient-on là un nouveau soprano assoluto ? Attendons, pour le savoir, d’entendre comment la chanteuse pliera ses impressionnants moyens au bel canto bellinien : elle doit en effet chanter le rôle-titre de Beatrice di Tenda au Palais Garnier en février prochain.

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