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Lohengrin par Kirill Serebrennikov : la guerre sans nom

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Paris. Opéra Bastille. 27-IX-2023. Richard Wagner (1813-1883) : Lohengrin, opéra romantique en trois actes. Mise en scène, décors et costumes : Kirill Serebrennikov. Décors : Olga Pavluk. Costumes : Tatiana Dolmatovskaya. Lumières : Frank Evin. Vidéo : Alan Mandelshtam. Chorégraphie: Evgeny Kulagin. Avec : Kwangchul Youn, basse (König Heinrich) ; Piotr Beczała, ténor (Lohengrin) ; Johannii van Oostrum, soprano (Elsa von Brabant) ; Wolfgang Koch, baryton (Friedrich von Telramund) ; Nina Stemme, soprano (Ortrud) ; Shenyang, baryton-basse (Der Heerrufer des Königs) ; Bernard Arrieta, basse/Chae Hoon Baek, baryton-basse/John Bernard, ténor/Julien Joguet, Shen Yang, basse (Vier Brabantische Edle). Yasuko Arita, alto/Caroline Bibas, mezzo-soprano/Joumana El Amiouni, soprano/Isabelle Escalier, soprano (Vier Edelknaben). Chœur (Chef de Chœur : Ching-lien Wu) et Orchester de l’Opéra de Paris, direction : Alexander Soddy

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Hier Parsifal à l'Opéra de Vienne, aujourd'hui Lohengrin à l'Opéra de Paris : parachève son Graal-diptyque.

Comme le cinéma, qu'il pratique en maître (Le Disciple, Leto, La Femme de Tchaïkovski), comme le théâtre (Outside), l'opéra, pour le metteur en scène russe longtemps assigné à résidence à Moscou par le pouvoir en place dans son pays, est un art d'aujourd'hui. Ayant infiltré le monde lyrique avec une maestria d'autant plus spectaculaire qu'elle s'exerçait à distance, par ordinateurs et assistants interposés, son Barbier de Séville, son Parsifal, son Cosí fan tutte ont d'emblée compté au nombre des réussites contemporaines d'un art s'adaptant en caméléon aux époques qu'il traverse. Aujourd'hui installé dans la capitale de l'art lyrique (Berlin), voici, enfin libre de ses mouvements, à Paris.

A l'instar de Tannhäuser (révélé en manifeste révolutionnaire du jeune Wagner par Tobias Kratzer), Lohengrin acte l'évolution politique d'un compositeur qui rêvait d'un nouvel ordre social guidé par le pouvoir de l'art. Dans le livret, Lohengrin, meneur charismatique, voit le prince Gottfried en « Führer » (mot que Katharina Wagner a récemment voulu voir remplacé par celui de « Schützer ») de cette société idéalisée. Au vu de l'actuelle histoire du pays qui l'a vu naître, Serebrennikov ne pouvait faire l'impasse sur la cohorte d'allusions belliqueuses du troisième chef-d'œuvre de Wagner : du fameux « Traum » d'Elsa au « Trauma » de toute une nation, il n'y a qu'une lettre de différence. Et cette lettre autorise le metteur en scène russe à remplacer l'imagerie de rêve du rêve d'Elsa par l'imagerie née du cerveau de la jeune femme, traumatisée comme tous ceux et celles qui ont vécu la guerre.

Serebrennikov voit Elsa en victime collatérale de la mort de son frère Gottfried parti au front. Comme dans son Parsifal viennois, une aérienne vidéo en noir et blanc sublime l'apesanteur du Prélude en filmant, avant l'arrachement du jeune homme à la vie, son dernier moment édénique : la caméra s'attarde sur la baignade de son corps immaculé, nu, tatoué de deux ailes de cygnes dans une nature d'avant la guerre. La tarte à la crème de la résilience restant impuissante à faire son effet, Elsa tente ensuite de se reconstruire dans une clinique tenue par les époux Telramund : graffiti obsessionnels sur les murs de sa chambre, dédoublements de personnalité (trois Elsa pour le prix d'une), kyrielle de rêves plutôt qu'un seul, avec apparition d'un sauveur insaisissable : Lohengrin, dont le costume clair laisse lui aussi percer le treillis guerrier. Le décor (quatre pièces aux murs volatiles) participe lui aussi aux hallucinations tandis que surgissent d'énigmatiques figures de cauchemar casquées de plexiglas et munies de buccins. Le tout surplombé par la vidéo mentale de l'héroïne.

Le premier tableau de l'Acte II nous emmène dans le bureau de la clinique, dans une chambre d'expérimentation. On apprend là que Telramund a perdu une jambe à la guerre. Amputation psychologique d'Elsa et amputation physique de Telramund… le masque du concept de ce nouveau Lohengrin se détache alors pour tomber au tableau suivant (sommet émotionnel de la soirée) brossé devant l'intelligence d'un décor (ripoliné de vert à jardin, inachevé au centre, envahi de salpêtre à cour) qui montre, dans un hôpital militaire, trois nouveaux lieux et trois spectacles simultanés : à jardin, les retrouvailles viriles, arrosées par des Madelon de passage, d'une milice qu'on craint de reconnaître ; au centre, sur des lits de camp, un lot d'éclopés visités par leurs fiancées et récompensés par un Roi prodigue en lots de consolation médaillés ; enfin à cour, et c'est la scène qui vampirise peu à peu toute l'attention, une morgue visitée par des veuves, et dont les cadavres ressuscitent un à un des sacs où un fonctionnaire zélé les avait rendus à leur nudité originelle.

L'Acte III sera dès lors sans fard. Le Prélude délègue à la vidéo le soin de lancer les opérations militaires galvanisées par quelques mots bien sentis du livret. Le Brautlied s'offre en bande-son de déchirantes séances de photos entre fiancés destinés à être séparés par la mobilisation prochaine, dans un hangar, devant une croûte romantique représentant un couple de cygnes. Le finale épouse la prodigieuse désolation wagnérienne : compté au nombre des cadavres, l'Héritier du Brabant ne reviendra jamais… Lohengrin se défile… Elsa meurt en léguant même ses derniers mots (« Mein Gatte, mein Gatte ») à une Ortrud qui vient de réaliser qu'elle aussi a perdu son époux dans la violence d'une guerre qui n'aura pas dit son nom. Dégâts collatéraux pour tous, donc. Même pour la partition elle aussi amputée une fois de plus des six brûlantes minutes précédant le retour du cygne.


La sombre puissance de feu de ce Lohengrin rêvé en pamphlet anti-militariste se voit toutefois prise par le revers de sa toute relative lisibilité : si les motivations d'Elsa sont bien mises en scène, il en va tout autrement de celles, particulièrement opaques, de ses « soignants ». On cherchera longtemps, après avoir lu le synopsis délivré par le programme, à quel moment Serebrennikov, qui confesse avoir voulu sauver Ortrud et Telramund de leur réputation de méchants de service en en faisant des pacifistes, a glissé dans sa mise en scène les indices censés blanchir la noirceur indiscutable des notes que Wagner a placée dans leur bouche : le disque apaisant qu' Ortrud fait écouter à sa patiente, peut-être, d'où semble sortir le son serein du second air d'Elsa ? C'est un butin bien maigre. La mort de Telramund sera elle aussi carrément escamotée.

Le Graal absolu, on le trouve dans l'orchestre, d'une forme éblouissante sous la baguette d' : fluidité analytique, traque des effets, intelligence des timbales, spatialisation grisante des cuivres depuis la salle, dommage que Serebrennikov n'a pas davantage été inspiré par ce moment irrésistible de la marche centrale du troisième acte. Dommageable également la démission de la direction d'acteurs au moment du long duo (Ah, ce qu'en faisait Tatiana Gürbaca à Essen !) avec un Piotr Beczala au bord de jouer les ténors-à-la-rampe-avec-main-sur-le-coeur. Le ténor polonais n'est pas qu'un Lohengrin rêvé : c'est un Lohengrin de rêve. Le rôle sied à son timbre lumineux, très légèrement corsé. D'une somptuosité vocale indiscutable, il semble en revanche scéniquement ne faire que passer, comme une chimère s'évanouissant au réveil, ce qui explique peut-être qu'hormis lors de la scène de la morgue, il soit si peu sollicité par son metteur en scène. Sans états d'âme, on aurait volontiers allégé la production du hideux relief de ruine mobile, manutentionné à vue au moment du Récit du Graal, sorte de chaire improvisée destinée à donner un peu de hauteur au meilleur Lohengrin actuel. , après sa belle Elisabeth lyonnaise, marque des points avec cette Elsa ombrée de quelques notes volontairement terrestres, assez finement démarquée de l'éther de ses devancières. Peu audible en fin d'Acte I sous la DCA déclenchée par le chœur en très grande forme, s'impose ensuite à chacune de ses interventions et fait des stupéfiants Entweihte Götter! et Fahr Heim! des moments qui n'ont rien à envier aux deux airs de la Reine de la Nuit. , toujours audible, offre un partenariat de choix à cette Ortrud de feu. Face à un tel quatuor, le Roi solide de et le Héraut aux ordres de trouvent moyen de s'affirmer.

Salué chaleureusement par le public de cette deuxième représentation, portant haut ses moments fulgurants, l'étendard politique brandi par le Lohengrin nécessaire de aura longuement décliné le lamento de son compatriote, Andreï Tarkovski : « De toutes les créatures vivantes, l'homme est la plus cruelle. »

Crédits photographiques © Charles Duprat

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Paris. Opéra Bastille. 27-IX-2023. Richard Wagner (1813-1883) : Lohengrin, opéra romantique en trois actes. Mise en scène, décors et costumes : Kirill Serebrennikov. Décors : Olga Pavluk. Costumes : Tatiana Dolmatovskaya. Lumières : Frank Evin. Vidéo : Alan Mandelshtam. Chorégraphie: Evgeny Kulagin. Avec : Kwangchul Youn, basse (König Heinrich) ; Piotr Beczała, ténor (Lohengrin) ; Johannii van Oostrum, soprano (Elsa von Brabant) ; Wolfgang Koch, baryton (Friedrich von Telramund) ; Nina Stemme, soprano (Ortrud) ; Shenyang, baryton-basse (Der Heerrufer des Königs) ; Bernard Arrieta, basse/Chae Hoon Baek, baryton-basse/John Bernard, ténor/Julien Joguet, Shen Yang, basse (Vier Brabantische Edle). Yasuko Arita, alto/Caroline Bibas, mezzo-soprano/Joumana El Amiouni, soprano/Isabelle Escalier, soprano (Vier Edelknaben). Chœur (Chef de Chœur : Ching-lien Wu) et Orchester de l’Opéra de Paris, direction : Alexander Soddy

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