À l’Opéra Bastille, Lohengrin dans les horreurs de la guerre

- Publié le 28 septembre 2023 à 11:06
Malgré le soin apporté à la réalisation, Kirill Serebrennikov, pour ses débuts à l’Opéra de Paris, signe un spectacle confus, sauvé par la direction musicale activiste d’Alexander Soddy et un plateau sans maillon faible, que domine le Lohengrin de Piotr Beczala.    
Lohengrin de Wagner

Après un Parsifal qui fit grand bruit, à Vienne en 2021, Kirill Serebrennikov poursuit son odyssée wagnérienne à Paris, avec ce Lohengrin qui laisse davantage perplexe. Car si l’ultime chef-d’œuvre du maître de Bayreuth, avec son action dramatique somme toute ténue, autorise une liberté d’approche sans limite, tel est moins le cas avec le récit du chevalier au cygne, à la coupe plus traditionnelle et plus linéaire. En réalité, on ne peut comprendre ce nouveau spectacle sans lire le résumé qu’en livre le dramaturge Daniil Orlov dans le programme de salle. On y apprend qu’à l’acte I « le plateau figure le monde intérieur et imaginaire d’Elsa, une jeune femme qui a perdu son frère à la guerre, et dont l’esprit est depuis troublé. » Le II nous transporte d’abord dans l’asile où elle est internée et que dirigent Ortrud et Telramund, transformés en couple de psychiatres. Puis paraît un hôpital militaire où l’on soigne des soldats blessés – les morts étant stockés dans une morgue, côté cour. Au III, il est encore beaucoup question des horreurs de la guerre, omniprésentes pendant tout l’opéra, alors que c’est loin d’en être un sujet principal. Finalement, deux narrations parallèles, celle du livret original et celle de la mise en scène, se superposent – ou plutôt se parasitent, si bien que le spectateur non averti peine à suivre et l’une et l’autre.

Le soin apporté à la réalisation est cependant manifeste, avec une science du mouvement qui ne laisse rien au hasard, des lumières au cordeau, d’impressionnants décors au réalisme minutieux, de nombreuses vidéos. Certaines distillent une poésie touchante (Serebrennikov est aussi cinéaste), comme ce petit film en noir et blanc projeté pendant le Prélude, qui exalte l’insolente jeunesse du frère d’Elsa, plongeant dans un lac alors que sa nudité révèle de symboliques ailes de cygnes tatouées dans son dos. Mais dans le registre visuel, c’est peu dire que treillis et lits d’hôpital sont depuis des lustres devenus des poncifs du théâtre lyrique. Le Faust de Jorge Lavelli, déjà, montrait des soldats éclopés et se terminait à l’asile – c’était en 1975.

Chevalier et poète

Le plateau réserve des bonheurs bien plus incontestables. S’il court parfois après son grave, le Roi Heinrich de Kwangchul Youn le fait avec des trésors de noblesse et de legato, en symbiose avec le Héraut à la vaillance inébranlable de Shenyang. Wolfgang Koch est un Telramund aux moyens toujours imposants, machiavélique et vulnérable, pathétique. Passant de soprano à mezzo, la grande Nina Stemme campe une Ortrud idéale, avec du venin dans ses phrasés, un souffle et un modelé à chaque instant souverains, y compris dans ses imprécations finales qui font froid dans le dos. Débutant à l’Opéra de Paris, Johanni Van Oostrum est une belle découverte : son Elsa a dans la voix un irrésistible mélange de chair et d’angélisme, d’extases et de tourments, alliés à une enviable projection. On retrouve le Lohengrin déjà légendaire de Piotr Beczala (il triomphait à Bayreuth dès 2018), dont le lyrisme solaire et onctueux emplit sans effort perceptible l’antre de Bastille, drapant son « In fernem Land » dans tout un répertoire de nuances et demi-teintes, chevalier et poète à la fois – mais quel sacrilège de lui imposer de chanter « Mein lieber Schwan » dos à la salle !

Au pupitre, Alexander Soddy fait un tabac – tout comme dans le Peter Grimes de la saison passée. Cette direction activiste pousse l’Orchestre de l’Opéra (et les chœurs, magnifiques) dans ses retranchements, par un dosage subtil des équilibres, une précision infaillible, des abrupts et des variations d’allure qui relancent en permanence le discours – l’accélération finale au I laisse pantois, comme l’électricité qui traverse les deux actes suivants. Du grand art.

Lohengrin de Wagner. Paris, Opéra Bastille, le 27 septembre. Représentations jusqu’au 27 octobre.

Diffusion sur France Musique le 11 novembre, sur la plateforme de l’Opéra de Paris le 24 octobre et sur medici.tv à partir du 1er novembre.

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