“La Passion grecque” de Martinu bouleverse Salzbourg

- Publié le 19 août 2023 à 12:35
Dirigeant les Wiener Philharmoniker et un plateau sans maillon faible, Maxime Pascal exalte la puissance de ce rare chef-d’œuvre, dont Simon Stone souligne les résonances contemporaines, tout en suivant à la lettre la narration.
La Passion grecque de Martinu

Comme souvent de nos jours, c’est dans les marges du répertoire que le Festival de Salzbourg accomplit des miracles. Démonstration cet été avec La Passion grecque, opéra posthume de Martinu, créé à Zurich en 1961.

De la main du compositeur, le livret en anglais se base sur un roman de Níkos Kazantzákis (l’auteur de Zorba le Grec). Dans un village de l’Attique, on prépare les célébrations de la semaine sainte. Le pope Grigoris distribue les rôles pour le mystère de la Passion qui sera représenté. Kostandis jouera Jacques, Yannakos sera Pierre, Jean échoit à Michelis, Marie-Madeleine à la veuve Katerina. Et si Panais refuse d’endosser le personnage de Judas, le berger Manolios accepte avec joie d’être le Christ. Sur ces entrefaites, des réfugiés chassés par les Turcs, conduits par le prêtre Fotis, arrivent au village où ils demandent l’asile. Mais prétextant le risque du choléra, le pope Grigoris ordonne qu’on les renvoie. De plus en plus habité par la figure de Jésus qu’il doit incarner, Manolios, au nom du message de miséricorde des Evangiles, viendra en aide aux opprimés, soutenu par Katerina/Marie-Madeleine et ses amis/apôtres. A la fin, face à ces bouleversements, Panais, qui refusait pourtant d’être Judas, tue Manolios : consummatum est.

Prodigieuse originalité

Sur cette trame, Martinu a posé une musique mêlant éléments savants et vernaculaires (chants orthodoxes en particulier), influences de la musique tchèque et modernistes, le tout unifié en un langage d’une prodigieuse originalité, qu’exalte Maxime Pascal à la tête des Wiener Philharmoniker – après Raphaël Pichon dans Les Noces de Figaro, les chefs français ont la cote à Salzbourg ! Lui aussi dirige à mains nues, avec un alliage de rigueur et de générosité qui rappelle irrésistiblement le geste de feu Pierre Boulez – bien que lui n’abordât jamais Martinu. Lecture tout en contrastes, qui fait miroiter les détails de l’orchestration dans les passages apaisés, pour mieux décupler les climax. Ceux-ci requièrent non pas un, mais deux chœurs : celui des réfugiés et celui des villageois. Ce sont ceux de l’Opéra de Vienne, rivalisant d’unité et de ferveur, auxquels se joint même la maîtrise du festival !

Le plateau suit cette battue implacable, dominé par le Manolios de Sebastian Kholhepp, ténor radieux, méditatif, d’une grande délicatesse dans ses phrasés, consumé par son rôle messianique. Yannakos, le second ténor, a autant à chanter : tant mieux, car c’est Charles Workman, projection (de la voix et des mots) toujours aussi phénoménale, sensibilité à fleur de peau. Sara Jakubiak prête à Katerina son grand soprano charnu, gorgé d’un érotisme auquel Manolios, atteint de scrupule religieux, a bien du mal à résister. Pour le charme, Christina Gansch (Lenio, qui poursuit elle aussi Manolios de ses assiduités) n’est pas en reste, timbre fruité, ligne frémissante. Gàbor Bretz et Lukasz Golinski sont respectivement Grigoris et Fotis, les deux ecclésiastiques, alliant l’un et l’autre onction et prodigalité du grave. Grâce à Alejandro Balinas Vieites (Kostandis), Matthäus Schmidlechner (Michelis) ou encore Julian Hubbard (Panais), le plateau ne comporte décidément aucun maillon faible.

Résonances actuelles

Cette histoire de réfugiés a des résonances actuelles que Simon Stone, on s’en doute, explore à bon escient. Ces migrants, ce sont ceux d’aujourd’hui ; le rejet proféré par le pope, c’est l’hypocrisie du christianisme contemporain, trop souvent associé aux tendances les plus conservatrices qui traversent nos sociétés. La scénographie exploite peu le cadre si inspirant du Manège des rochers : un grand mur blanc masque les galeries creusées dans la falaise, seule la dernière apparaît, tout là-haut – les exilés y chemineront quand ils seront bannis sur la montagne. Lors d’impressionnants mouvements de foule, le metteur en scène montre une grande maîtrise dans la gestion de l’espace et, lors des échanges plus intimes, une juste acuité du dessin psychologique. Il sait aussi ménager ses effets : des alcôves s’ouvrent dans le décor pour laisser paraître la volée de cloches qui rythme le début de l’ouvrage, une pluie purificatrice tombe du ciel, un Christ en croix effrayant sort des dessous pendant le cauchemar (qui est aussi nuit de feu) de Manolios, des alpinistes descendent en rappel pour écrire un immense « Refugees out », une marre de sang souille le sol lors de la tragédie finale… Un peu simpliste l’opposition des couleurs qu’arborent les costumes – blancs pour les villageois, bigarrés pour les réfugiés ? Certes, pas de quoi cependant atténuer la force d’un spectacle qui suit à la lettre la narration, pour mieux en décupler la puissance.

La Passion grecque de Martinu. Salzbourg, Felsenreitschule, le 18 août.

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