Créée en 1839 au Théâtre de la Renaissance à Paris, Lucie de Lammermoor reste une vraie rareté de nos jours. Il s’agit non pas de la traduction en français de Lucia di Lammermoor (dont la première eut lieu au Théâtre San Carlo de Naples en septembre 1835), mais bien d’un remaniement assez significatif opéré par le compositeur. Si l’intrigue reste la même à quelques détails près, les personnages subissent des modifications : le rôle d’Alisa est supprimé, celui de Raymond (Raimondo) fortement réduit, qui n’entre à présent en scène qu’au sextuor de l'acte II, tandis que d’autres prennent plus d’importance. C’est le cas d’Arthur (Arturo) qui intervient dès les premières scènes et surtout de Gilbert (Normanno), figure ici particulièrement cynique et manipulatrice. On entend aussi de nombreuses différences musicales qui stimulent l’oreille et l’esprit de tout amateur de l’habituelle version italienne.

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Lisette Oropesa (Lucie) et Florian Sempey (Henri)
© Vincent Beaume

Fréquentant régulièrement Lucia, la soprano colorature Lisette Oropesa aborde sa première Lucie, à l’occasion de cette représentation de concert au Festival d'Aix-en-Provence. Son air d’entrée n’a plus rien à voir avec « Regnava nel silenzio », remplacé par « Que n’avons-nous des ailes… » et son introduction très rossinienne avec flûte et pizzicati de tous les pupitres de cordes. On y entend une Lucie encore plus délicate, plus éthérée que sa sœur italienne, bientôt sollicitée par une écriture très fleurie dans la cabalette.

Timbre reconnaissable entre tous, Oropesa y fait preuve d’une maîtrise technique impressionnante et d'une musicalité idéale, avec agilité et suraigus faciles, en introduisant aussi de petites variations dans la reprise. Son grand air de la Folie de l'acte III, un peu resserré par rapport à la version italienne et dans une tonalité plus aiguë, véhicule une grande émotion, en particulier au cours de sa longue cadence, un véritable festival de vocalises où l’interprète nous convainc qu’elle a bien perdu la raison.

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John Osborn (Edgard)
© Vincent Beaume

Quelques jours après avoir brillamment défendu le rôle-titre du Prophète de Meyerbeer, John Osborn remplace Pene Pati initialement annoncé dans le rôle d’Edgard. Sa qualité de français est encore meilleure que celle de sa compatriote soprano, le ténor américain déroulant une ligne de chant très élégante, dans un savant dosage de voix mixte. Lors de son premier duo avec Lucie, le chanteur monte ainsi jusqu’au contre-ré en voix de tête, zone de suraigus encore explorée à la fin de l’opéra dans la longue et tragique scène « Tombes de mes aïeux », qui se conclut sur son suicide.

Fidèle du Festival Donizetti de Bergame, le baryton Florian Sempey incarne un sombre Henri, d’une méchanceté mortelle à l’égard de sa sœur. Le registre aigu est exceptionnellement volumineux et brillant depuis son air d’entrée « À moi, viens, ouvre tes ailes », parfois jusqu’à une puissance insolente sur le mot « Viens ». La technique belcantiste est bien huilée, incluant legato et souplesse vocale. La basse également sonore et autoritaire de Nicolas Courjal (Raymond) est réduite à de rares interventions, tandis qu’on apprécie les deux jolis ténors aux voix claires et bien projetées de Yu Shao (Arthur) et Sahy Ratia (Gilbert), tous deux bien servis par une diction appliquée.

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Lucie de Lammermoor au Grand Théâtre de Provence
© Vincent Beaume

On pourrait croire que Lucie de Lammermoor est une spécialité lyonnaise : l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Lyon enregistraient l’ouvrage en 2002 à la suite d’une série de représentations (Dessay, Alagna, Tézier) et on retrouve cette formation sur la scène du Grand Théâtre de Provence vingt ans plus tard. Sous la conduite du directeur musical Daniele Rustioni, la partition enchante et l’action paraît par moments prendre vie sous nos yeux. L’interprétation du chef italien est enthousiasmante, avec des choix de tempos qui pourraient parfois sembler radicaux, mais qui fonctionnent avec grand naturel. Les chœurs très bien chantants contribuant aussi à donner belle allure aux scènes de foule, l’ensemble des artistes sans exception recueillera une longue standing ovation aux saluts.

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