À Aix-en-Provence, le Wozzeck crépusculaire de Simon McBurney

- Publié le 24 juillet 2023 à 08:11
La vision entre naturalisme et expressionnisme du metteur en scène britannique s’appuie sur la direction colorée et intensément dramatique de Simon Rattle et sur une distribution quasi sans faille.
Wozzeck de Berg au Festival d'Aix-en-Provence 2023

Une cour d’immeuble moche, plongée dans une pénombre blafarde. Wozzeck est là, au moment de se noyer, revivant sa misérable histoire. Simon McBurney se réfère-t-il à la vision panoramique des mourants, qui fascinait Bergson ? L’anti-héros restera sur la scène jusqu’à ce qu’il disparaisse peu à peu dans l’eau, les bras tendus vers son enfant qui passe. Son existence s’inscrit à l’intérieur d’un jeu de tournettes, cercle infernal, dantesque, d’une psyché détraquée, mais aussi d’une vie où tout se ressasse désespérément, où les « pauvres gens » sont d’emblée condamnés. Le Capitaine est accompagné d’un double enfantin, sanglé dans le même uniforme, qui, à la fin, persécute le fils de Wozzeck, promis sans doute au destin asservi de son père.

Humiliés et offensés

Peu d’accessoires meublent ce huis-clos, qui n’est, de toute façon, qu’un espace mental. La forêt, ainsi, semble un champ de bataille fantasmé, avec ses troncs d’arbres nus et ses soldats fantômes, souvenir des obsédants traumatismes de la guerre. La production oscille entre le naturalisme et le fantastique, comme le protagoniste entre le réel et l’halluciné. Mais le metteur en scène tient le tragique à une certaine distance, à l’opposé de l’expressionnisme apocalyptique de William Kentridge à Bastille.

Voilà en tout cas une vraie vision de ce monde d’humiliés et d’offensés, rehaussée par une direction d’acteur au cordeau restituant à chacun sa vérité, où la vidéo ne semble pas superflue quand elle montre l’adhésion réjouie de la foule à l’abjection des dictatures, applaudissant à l’avilissement du bouc émissaire. Christian Gerhaher incarne, au sens fort du terme, un Wozzeck étonnant, pris dans le vertige de sa névrose, formidable par le jeu et le chant – celui d’un Liedersänger rompu à l’art de donner tout leur poids à la note et au mot. Belle voix que le temps a corsée, aux registres charnus et soudés, l’impeccable Malin Byström, en revanche, ne varie pas assez l’émission et n’est pas vraiment la pécheresse déchirée par la mauvaise conscience.

Beauté plastique et violence tragique

Autour d’eux, un cast des meilleurs soirs, avec de vraies figures. Peter Hoare a les aigus de chapon égorgé et la perversité du Capitaine, Brindley Sheratt effraie en médecin prenant Wozzeck pour un cobaye, le Tambour-major soldat de plomb de Thomas Blondelle trompette. Les rôles secondaires ont du relief, tels les artisans bien campés de Matthieu Toulouse et de Tomasz Kumiega ou l’opulente Margret d’Heloïse Mas.

Loin de privilégier une noirceur décapée, Simon Rattle déploie généreusement un large éventail de couleurs à la tête d’un London Symphony Orchestra rutilant, sans se laisser prendre au piège de l’hédonisme : l’arc du drame ne se détend pas, la direction parvenant à concilier la beauté plastique et la violence tragique. Une approche plus post-romantique que moderniste, mais, comme le rappelle le chef lui-même, Berg était aussi un héritier.

Wozzeck de Berg. Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, mardi 18 juillet 2023. À revoir sur Arte jusqu’au 12 août.

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