C’est un peu un OVNI – objet vocal non identifié – qui est présenté au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence avec The Faggots and their Friends Between Revolutions. À l’origine du projet se trouve la rencontre de deux artistes issus de l’Académie du Festival d’Aix : le compositeur Philip Venables, auquel un portrait avait notamment été consacré au Festival d’Automne à Paris en 2021, et le metteur en scène Ted Huffman, qui avait marqué les esprits pour son Couronnement de Poppée anthologique l'an dernier à Aix. Une amitié et une affinité artistique réunissent ces deux créateurs dont le projet présenté ici témoigne de recherches et préoccupations sociales communes.

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The Faggots and their Friends Between Revolutions au Festival d'Aix-en-Provence
© Tristram Kenton

À l’origine se trouve aussi le livre éponyme de Larry Mitchell paru en 1977. Façon de conte dystopique illustré qui raconte l’histoire de la ville de Ramrod où les pédés ou pédales (« faggots » dans le texte), femmes et fées préparent une nouvelle révolution pour contrer la violence des hommes et d’un patriarcat ambiant. Si le livre a rapidement été culte, c’est qu’il faisait à l’époque office de manifeste pour la communauté homosexuelle américaine. Entré ensuite dans une diffusion plus confidentielle, l’ouvrage se retrouve aujourd'hui au premier plan en regard des luttes identitaires et communautaires actuelles. Dans ce contexte, il est assez cocasse d’observer le glissement opéré de nos jours avec l’adaptation d’un ouvrage originellement subversif, underground voire alternatif dans l’un des festivals d’opéras les plus institutionnels qui soient… Cela témoigne assurément que les temps évoluent, et que certaines paroles se libèrent.

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The Faggots and their Friends Between Revolutions au Festival d'Aix-en-Provence
© Tristram Kenton

La fluidité, revendiquée dans le livret, s’illustre partout dans ce projet somme toute très anglo-saxon où le show, conduit par l’irrésistiblement drôle Kit Green, est nourri par des artistes qui revêtent chacun les casquettes d’acteur, danseur, chanteur, instrumentiste… Elle s’illustre aussi dans l’agencement général des scènes où le passage d’un numéro à l’autre se fait sans anicroche ni temps mort, rappelant le Wozzeck efficace et tout aussi anglo-saxon de Simon McBurney joué au même moment au Grand Théâtre de Provence.

Virtuosité, générosité et joie complète caractérisent ce groupe hétéroclite mais efficace de quinze interprètes, assurément bienveillants et attentionnés entre eux, amenant hélas par moments une tonalité quelque peu naïve et bisounours au projet – ce qui est accentué par le texte au lyrisme non feint, comme lorsqu’il est question au premier degré, « quand tu as mal, [de] tombe[r] dans l’amour de tes frères ». Le reste du temps, ironie, humour et autodérision viennent quelque peu contourner l’écueil d’un propos absolument bien-pensant, où le public, majoritairement anglophone le jour de la représentation, semble dès le début et unanimement acquis à un propos attendu.

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The Faggots and their Friends Between Revolutions au Festival d'Aix-en-Provence
© Tristram Kenton

Car c’est là une deuxième limite à ce spectacle « politique » basé sur une revendication : malgré la mince fable et métaphore proposée autour de la ville de Ramrod, distanciation fictionnelle s’il en est, l’œuvre n’offre finalement guère de surprise ni de part d’ombre par rapport aux résumés accessibles par exemple dans le livret avant le spectacle. La morale du spectacle apporte l’idée que les acquis sociaux des « faggots » et de leurs « friends » vont toujours plus vers une forme d’étalonnage de leurs droits sur le mode de vie hétérosexuel, au risque de faire disparaitre leur identité, validant ainsi l’idée d’une lutte sans fin...

La forme musicale, alternant les numéros de chant, se situe davantage entre la comédie musicale, le cabaret et l’improvisation dirigée que du côté de l’opéra stricto sensu. Il manquerait pour cela une colonne vertébrale musicale plus solide, mais il ne semble pas non plus que ce soit l’ambition de l’équipe artistique. Ainsi, l’esthétique du patchwork nous fait passer tour à tour de l’air d’opéra simplement évoqué ou absolument chanté, au barbershop ou traditional irlandais, puis à un chant dans un haut-parleur, en passant par une forme de sprechgesang sur des notes tenues, ou encore de la percussion façon batteurs de rue sur des seaux, à grand renfort de flûte à bec et de pipeau.

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The Faggots and their Friends Between Revolutions au Festival d'Aix-en-Provence
© Tristram Kenton

Car instrumentalement aussi, le spectacle relève d’un inventaire à la Prévert, où cohabitent harpe celtique, luth, harmonica, violons, pianos, flûtes... Yshani Perinpanayagam est là pour discrètement, dans une horizontalité qui efface délibérément toute forme de hiérarchie, coordonner les passages les plus délicats. Mais l’esthétique du patchwork musical, soutenue par un travail scénique suralimenté, conduit inévitablement à une forme de saturation et d’épuisement, et l’on ressort de la représentation quelque peu lessivé par une sensation de trop-plein général.

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