George Benjamin (né en 1960)
Picture a day like this (2023)

Opéra en un acte d'après un texte original de Martin Crimp (né en 1956)
Création mondiale

Direction musicale : Sir George Benjamin
Mise en scène, scénographie, dramaturgie, lumières : Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma

Costumes : Marie La Rocca
Vidéo : Hicham Berrada

Avec :

Woman : Marianne Crebassa
Zabelle : Anna Prohaska
Lover 1 / Composer : Beate Mordal
Lover 2 / Composer’s Assistant : Cameron Shahbazi
Artisan / Collector : John Brancy

Comédiennes et comédien : Lisa Grandmottet, Eulalie Rambaud, Matthieu Baquey

Mahler Chamber Orchestra

Aix-en-Provence, Théâtre du Jeu de Paume, 5 juillet 2023, 20h

George Benjamin revient à Aix avec “Picture a day like this", onze ans après le succès retentissant de Written on skin. Le compositeur dirige le Mahler Chamber Orchestra pour la création d'un opéra aux allures de fable ou de conte philosophique en musique, écrit en collaboration avec le fidèle et désormais incontournable Martin Crimp. La mise en scène de Daniel Janneteau et Marie-Christine Soma donne à l'ouvrage une couleur et une atmosphère onirique qui souligne une volonté esthétique de tout premier ordre. La présence et l'intensité de la voix de Marianne Crebassa parachève le succès de la soirée, bien entourée par un cast choisi avec attention par le compositeur lui-même. 

Marianne Crebassa (Woman), Beate Mordal (Lover 1), Cameron Shahbazi (Lover 2) 

L'enjeu est toujours très fort pour un compositeur d'opéra de devoir affronter les lendemains d'un grand succès. Faut-il chercher à reproduire des formes et un style qui ont participé à la notoriété de l'ouvrage précédent ou bien faire table rase et proposer radicalement autre chose ? Dans le cas particulier de George Benjamin, il est important de préciser combien les réticences qu'il a pu avoir envers la forme opéra ont pu retarder sa décision d'en écrire un. Cet ancien élève d'Olivier Messiaen et Yvonne Loriod a développé une écriture musicale fondée sur la prévalence de la couleur harmonique et du raffinement de la structure. Ses pages symphoniques se font l'écho d'une pensée picturale et abstraite – un atavisme artistique a priori très éloigné d'un sens pour la dramaturgie d'opéra. Il aura fallu les circonstances d'une commande du Festival d'Automne et de nombreuses sollicitations de son entourage pour qu'il accepte de se lancer enfin dans l'aventure avec Into the little Hill (2006) – une aventure déjà esquissée dans son enfance par une tentative qui travaillait déjà autour de la figure du joueur de flûte de Hamelin. Le charme aura donc mis 25 ans à opérer, freiné en grande partie par la volonté de ne pas céder ni au naturalisme des livrets ni à l'obligation d'une écriture vocale et instrumentale post-sérielle.

La clé qui résoudra ce dilemme se nomme Martin Crimp. Les deux hommes se rencontrent autour d'une vision commune de ce qu'un texte doit comporter d'enjeux littéraires et de souplesse d'adaptation musicale. L'écrivain a accédé à la notoriété avec des textes qui trouvent dans les drames de la vie contemporaine un cadre expressif auquel il combine une couleur narrative volontiers décalée (Definitely the Bahamas, 1987) ou bien carrément satirique (Attemps on Her Life, 1997). Avec Into the Little Hill (2006), il explore l'univers du "conte lyrique" auquel la musique de George Benjamin et, déjà, la mise en scène de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, donneront une ampleur esthétique remarquable.

Mais le succès mondial viendra en 2012 avec la création de Written on Skin au Festival d'Aix. L'ouvrage réussit l'équilibre parfait entre l'originalité du sujet et une partition qui épouse les moindres nuances du contenu littéraire. La collaboration avec Martin Crimp donnera ensuite Lessons in Love and Violence (2018) et aujourd'hui Picture a day like this. Reprenant la thématique d'une fable onirique assez proche de celle de Into the Little Hill, ce nouvel opéra en rappelle également le format et la durée. Le sujet est d'une simplicité apparente qui confine à l'ellipse d'une icône historiée : Le rideau se lève sur une femme qui vient de perdre son enfant et qui s'entend dire que, si elle réussit à trouver une personne heureuse, un miracle se produira. Ce motif liminaire s'agrémente de détails comme l'obligation de se procurer un bouton de la manche du vêtement de cette personne heureuse pour permettre à la femme que son fils retrouvera la vie.

Énigmatique au premier abord, le récit s'inspire d'un conte très célèbre en Europe au XIXe siècle où un roi très malade cherche le moyen de guérir et se voit expliquer qu'il doit trouver la chemise d'un homme heureux. La quête de ce vêtement salvateur passe par une série de scènes de rencontres au terme desquelles le roi rencontre un pauvre bûcheron, si pauvre qu'il n'a même pas de chemise sur lui. Cette morale ambiguë évoque le fait que la recherche du bonheur est forcément déceptive, de même que dans le Roman d'Alexandre (autre source citée par Martin Crimp), il est fait mention de funérailles où personne ne se rend en raison du fait que le défunt a explicitement demandé à être accompagné par ceux qui n'ont jamais connu le malheur. Mais c'est en cherchant plus loin et précisément, dans un court récit contenu dans le Commentaire du Dhammapada ou les 423 aphorismes de la pensée du Bouddha (Ve siècle avant J.C.) que Martin Crimp trouva le cœur du récit à l'origine de Picture a day like this. La mère emporte son enfant mort avec elle, allant de maison en maison à la recherche d'une "pincée de moutarde blanche" offerte par une famille qui n'a pas connu la Mort. En prenant conscience de l'inéluctable finitude de la vie et de l'impossibilité de trouver le bonheur, le personnage central finit par se convertir à une vie religieuse présentée comme l'unique issue qui lui permettra d'accepter le deuil et comprendre le sens de la vie.

Marianne Crebassa (Woman), John Brancy (Artisan)

La structure narrative de Picture a day like this est organisée en une série de sept scènes, dont cinq au cours desquelles la mère (simplement intitulée "Woman") rencontre des protagonistes qui portent l'idée de bonheur. Moins opéra que réellement fable ou conte philosophique, Picture a day like this fait le récit d'un voyage initiatique qui débouche sur une conclusion ouverte. Dans la scène initiale, la Femme expose la situation avec un cynisme lapidaire ("À peine mon enfant avait-il commencé à faire des phrases complètes qu'il est mort"). Son monologue se termine par l'intervention d'une servante qui lui remet la liste des personnes qu'elle devra rencontrer pour tenter de trouver le bouton de manche, synonyme de bonheur. Les cinq scènes de rencontres sont construites sur un schéma espoir-déception identique à celui du Barbe-Bleue de Béla Balázs ou le Candide de Voltaire. L'objectif est de nous faire rapidement comprendre combien la quête du bonheur est vouée à l'échec. La Femme croise un couple d'amoureux, un artisan fabricant de boutons, une compositrice et un collectionneur, mais tous sont incapables d'accéder à sa demande car leur bonheur n'est qu'apparence et dissimule un réel malaise ou désespoir. Martin Crimp glisse une subtile dose d'humour noir dans un récit qui aurait pu se concentrer sur la tragédie de la mère affrontant la disparition de son enfant. Ainsi, ce couple qui finit par se déchirer quand l'amant avoue son penchant pour le polyamour, l'artisan arbore sur ses manches des boutons aussi nombreux que ses cicatrices de junkie, la compositrice finit par craquer en avouant son stress et la vacuité de son existence et pour finir, ce collectionneur compulsif à qui il manquera toujours l'amour véritable d'une femme, un bien impossible à acheter.

Le voyage arrive à son terme dans le jardin merveilleux où vit un personnage mystérieux : Zabelle, une femme qui est en même temps de double de la mère. Résumant le sens de ce  voyage initiatique, elle lui dit :

"Picture a day like this. Bright sun
Gives way to long streaks of shadow
As evening comes
(…)
I am happy only –
Only-
Only because I don't exist"

("Imagine un jour comme celui-ci. La lumière du soleil
Cède la place à de longues traînées d'ombre
Comme vient le soir
(…)
Je suis heureuse seulement –
Seulement -
Seulement parce que je n'existe pas")

Impossible de savoir si ce bouton qui brille dans la main de la Femme signifie que sa quête a abouti ou bien si la perte de l'enfant est irrémédiable et qu'elle devra se faire désormais à cette idée. Cette conclusion abstraite fait écho au travail très raffiné de Daniel Janneteau et Marie-Christine Soma. Leur mise en scène met parfaitement en valeur la dimension musicale de Picture a day like this dans l'espace si particulier du Théâtre du Jeu de Paume. La scène d'ouverture donne le ton, avec cette étrange lumière tombant à la verticale sur des protagonistes resserrés dans un espace encadré par des murs dont la surface miroitée reflète vaguement l'action. Manipulées à vue par trois comédiens qui les font sortir des cloisons, des vitrines présentent les personnages que doit rencontrer la Femme : l'artisan au costume constellé de boutons, le couple d'amants sur leur lit et le tapis roulant sur lequel marche la compositrice – telle une businesswoman avec son assistant. L'apparition du Jardin de Zabelle bénéficie d'un traitement particulier, sous la forme de projections vidéos sur l'immense rideau de tulle séparant la scène de la salle. Signée du plasticien Hicham Berrada, cette admirable fantasmagorie d'êtres et de végétation aquatiques forme une poésie en images qui naît du contact entre l'eau et des substances chimiques. Quelque part entre les paysages de Max Ernst et les compositions d'Unica Zurn, cette composition visuelle n'est pas sans rappeler également l'atmosphère du jardin à la toute fin de l'Enfant et les sortilèges de Ravel.

Marianne Crebassa (Woman), Anna Prohaska (Zabelle)

La présence et l'intensité de la voix de Marianne Crebassa participent pleinement du succès de la soirée. Elle incarne le rôle principal de la Femme avec une vérité poignante, sans puiser dans des éléments de pathos qui aurait pu déformer le profil psychologique du deuil maternel. Désespérée par les échecs des trois premières rencontres, elle se livre dans une déclamation aussi vaine que furieuse (Les tiges mortes des fleurs reprennent vie, pourquoi pas mon fils ?). Dans la scène avec Zabelle, le registre aigu s'attendrit en une forme de déploration entre tristesse et espoir, parfaitement relayée par la ligne très contrastée d'Anna Prohaska. Rivalisant d'ironie et de langueur, le couple Beate Mordal et Cameron Shahbazi passe du rôle des amants à celui de la Compositrice et son assistant – l'occasion d'apprécier les agilités de la soprano et la projection du contre-ténor. La voix ténébreuse et bien timbrée de John Brancy donne la touche finale à ce plateau remarquable, capable de passer avec une facilité déconcertante de la fébrilité psychologique de l'Artisan à l'amertume du Collectionneur.

George Benjamin dirige un Mahler Chamber Orchestra dont l'effectif limité donne un impact et une couleur remarquables dans l'acoustique très précise du Théâtre du Jeu de Paume. L'écrin de notes qui entoure le texte forme un écho dynamique aux rythmes et aux sonorités naturelles des mots. Structurée sur le motif d'une fresque sonore et vivante, la partition de Picture a day like this prend sous la direction du compositeur une clarté et une vigueur qui donne à l'écoute le plaisir d'un parcours accompagné. L'élégance feutrée des couleurs instrumentales alliées à la complexité des polyrythmies donne à ces aspects techniques un abord et une spontanéité qui sidère littéralement l'auditeur et fait de cet objet théâtral l'un des événements majeurs de cette édition du Festival d'Aix.

Marianne Crebassa (Woman)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici