Une re-création, une récréation, une distanciation brechtienne et quelques points de vue hélas toujours pertinents

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Le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence fête son 75e anniversaire, voilà qui manifeste une magnifique pérennité faite de créations dont beaucoup n’ont pas été oubliées. Cet anniversaire, il en inaugure les festivités de façon originale.

Une re-création !

Au programme, L’Opéra de quat’sous de Brecht-Weill ! Et non pas le Die Dreigroschenoper, la version allemande originellement créée à Berlin en 1928 et que nous aurions vécue avec des surtritres. L’œuvre a été retraduite par Alexandre Pateau, avec des mots, des expressions, des registres de langage d’aujourd’hui. Sans sollicitation, en toute fidélité aux propos originaux. Ce texte nous atteint donc directement.

Mais surtout, ceux qui interprètent cette partition chantée-parlée, ne sont pas des chanteurs qui jouent (et l’on sait combien le plus souvent leur diction est apprêtée), mais bien des comédiens qui ont appris à chanter. Et quels comédiens puisqu’il s’agit de ceux de la Comédie-Française. Sans rien perdre de la précision et de l’énergie de leur jeu, ils ont accompli un travail remarquable. Certains d’entre eux sont époustouflants de vérité vocale. Ils dansent aussi (chorégraphie de Johanna Lemke).

Une récréation

Thomas Ostermeier, le metteur en scène, y va à fond, comme on dit. Il installe le propos dans le burlesque, dans le grotesque même (les tartes à la crème sont au rendez-vous). Ses personnages sont plus que typés, caricaturaux, dans leurs apparences (costumes de Florence von Gerkan) comme dans leurs façons d’être, d’agir, de dire et de chanter. Trop n’est pas assez ! Au début de la représentation, qui était une première, tout cela était un peu insistant, lourd, accentué. Perplexité ! Mais bien vite, la mécanique s’est emballée comme il convient, emportant le public dans ses déferlements… malgré cependant quelques petites chutes de régime. La scénographie de Magda Willi joue un rôle important, avec ses éléments modulables significatifs d’un lieu, d’une atmosphère, d’un rapport de force. Mais surtout, et c’est bienvenu, certains de ses éléments suspendus, aux formes géométriques, sont les réceptacles de projections vidéo (Sébastien Dupouey), figuratives ou abstraites, qui renvoient aux contenus du propos. 

Pour nous raconter les péripéties de cet « opéra des Gueux », cette approche est réjouissante, « spectaculaire », récréative…

Brecht tel qu’en lui-même

Mais elle est fondamentalement « brechtienne » ! Il ne s’agit pas de nous raconter une histoire aux personnages de laquelle nous allons nous identifier, et donc, submergés d’émotions, aliénés, être privés de notre esprit d’analyse et de critique. Non, Ostermeier a –joyeusement- concrétisé la fameuse « distanciation brechtienne » : des bandes-néons défilantes nous informent du sens à donner à ce que nous voyons ou font le point, les personnages, quittant leurs rôles, nous interpellent, nous associent à leur jeu, nous rappellent l’exemplarité de ce qu’ils interprètent. Et bien sûr, il y a les fameuses chansons, essentielles dans le spectacle brechtien, dans la mesure où elles expliquent les attitudes des uns et des autres ou explicitent politiquement et socialement ce qui est en train de se jouer.

Des points de vue hélas toujours pertinents

Si l’opéra est créé en 1928 dans une Allemagne en crise qui glisse peu à peu vers l’abomination nazie, les mises en cause de Brecht n’ont hélas pas perdu de leur pertinence. Qu’elles soient politiques et sociales dans leur dénonciation des corruptions, des collusions, des abus de pouvoir, ou existentielles dans leur pessimisme quant à la nature humaine.

La réussite de cette production est donc due à sa mise en scène, à la façon aussi -et beaucoup- dont la musique de Weill est magistralement exaltée par Maxime Pascal et son orchestre Le Balcon, aux jeux et chants de Véronique Vella, Elsa Lepoivre, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Benjamin Lavernhe, Birane Ba, Claïna Clavaron, Marie Oppert, Sefa Yeboah, Jordan Rezgui et Cédric Eeckhout.

Stéphane Gilbart

Festival d’Aix-en-Provence, le 4 juillet 2023 

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez

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