Perplexité : Cosi fan tutte  de Mozart à Aix

par

Soudain Despina s’empare du fusil et tue Don Alfonso ! Rideau. Oui, c’est bien ainsi que Dmitri Tcherniakov a voulu conclure son (un adjectif possessif qui convient) appropriation (une qualification qui convient tout autant) du chef-d’œuvre de Mozart.

Mais revenons-en au livret initial. Deux jeunes gens, Ferrando et Guglielmo, se proclament absolument convaincus de la fidélité à toute épreuve de leurs bien-aimées, Fiordiligi et Dorabella. Don Alfonso, un homme qui a beaucoup vécu, les met au défi. Il va leur prouver que, quoi qu’ils pensent, « cosi fan tutte – ainsi font elles toutes ». Sa fidèle soubrette Despina sera son efficace collaboratrice dans cette entreprise de désillusion. Je vous passe les détails, mais Don Alfonso aura évidemment raison : ainsi feront-elles. A la fin de la représentation, chacun retrouve sa chacune… Mais on l’aura compris, on peut s’interroger sur l’avenir de ces deux couples-là. Tel est le superbe livret de Da Ponte qui fait évidemment penser aux pièces de Marivaux. Les subtilités de la musique de Mozart se substituant à la subtilité des mots du dramaturge français.

L’opéra de Mozart, qui est merveilleux, a évidemment suscité l’intérêt de cohortes de metteurs en scène. Il a été « mis à toutes les sauces » scéniques. Des plus respectueuses, en costumes d’époque, aux plus interpellantes.

Certains se souviendront de la très belle « remise en question » de l’œuvre à La Monnaie dans la plus que convaincante mise en scène de Michael Haneke. Délicate, subtile, incisive, belle, nous confrontant à nos façons d’être à la mode, à nos façons d’aimer, à nos façons d’exister, à notre humanité.

Tcherniakov, lui, a l’habitude de vouloir faire entrer les œuvres dans des cadres préétablis, ses cadres préétablis. Tout un temps, il les a installées systématiquement dans des espaces clos, maisons, hôtels, chambres, etc. Un huis clos destiné à exacerber les tensions qu’elles recèlent.

Dernièrement, il y a ajouté un radical renversement de perspective : ainsi, sa Carmen devenue un jeu de rôle thérapeutique dans un hôtel pour couples en difficulté. Cette fois, dans le huis clos d’une maison bourgeoise (cette bourgeoisie qu’« affectionnait » particulièrement le cinéaste Luis Bunuel, certains s’en souviendront), il s’agit de couples non pas en difficulté, mais persuadés, après tant et tant d’années partagées, que tout est pour le mieux dans le meilleur de leurs mondes. Pas de jeunes gens donc, mais des personnes d’âge mûr. Pourquoi en effet ne pas interroger, non pas des couples dans l’éblouissement des amours naissantes, mais convaincus de leur bonheur dans la suite sans surprise de leurs jours.

Nous voilà donc à partager le week-end de deux couples invités chez un vieil ami. Ce n’est pas la première fois et sans doute se disent-ils que, pour briser la routine de leurs rencontres, l’initiative de leur hôte -rejouer l’intrigue de Cosi fan tutte- est bienvenue. Mais tout dérape évidemment. Le jeu fait prendre conscience chez chacun d’élans refoulés. Le maître de maison se révèle un manipulateur de plus en plus libéré dans ses pulsions. De plus, il entretient une sorte de rapport sado-masochiste avec sa fidèle gouvernante. Le problème est que le livret supporte mal cette dramaturgie et que Tcherniakov est tout sauf subtil dans son approche scénique. C’est lourd et aux antipodes des développements si raffinés de Mozart. A la fin, comme je l’ai dit, Despina tue son maître (sado-masochisme, n’est-ce pas), celui qui lui fait subir encore et encore des « violences conjugales ». Et là, Tcherniakov coche la case de la séquence bien-pensante. Ajoutons que cette longue (du moins, c’est ainsi que je l’ai ressentie) représentation a de plus été interrompue pendant une demi-heure par une averse de pluie : Mozart réagissant du haut des cieux ?

Et la musique ? Et les interprètes ? Cette fois encore, ce qui était vu sur le plateau a régulièrement occulté ce qui était joué et chanté. Les yeux ont fermé les oreilles. De plus, autant chez les solistes que chez l'Orchestre Balthasar Neumann et Thomas Hengelbrock (d’habitude excellents), il y a eu comme une sorte d’apathie, d’approximation, dans l’interprétation. Accrue sans doute par les « silences significatifs » dont Tcherniakov ponctue sa mise en scène. Un seul mot donc : perplexité !

Stéphane Gilbart

Festival d’Aix-en-Provence, le 6 juillet 2023  

Crédits photographiques : Monika Rittershaus

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.