Così fan tutte au Festival d’Aix-en-Provence : du noyau au joyau lyrique
Cette nouvelle production, en partenariat avec le Châtelet, Luxembourg et Baden-Baden, aurait dû éclore en 2020, en pleine pandémie. Elle fait, en cette édition anniversaire, œuvre de commémoration, s’inscrivant dans une lignée, de metteurs en scène aux noms célèbres et/ou oubliés, jusqu'à la figure encore récente mais tutélaire de Patrice Chéreau (qui a mis Cosi fan tutte en scène in loco en 2005), Abbas Kiarostami (en 2008), Christophe Honoré (en 2016). Tcherniakov cherche à renouveler la lecture du livret de da Ponte, afin d’en extraire le modernisme latent, que notre temps et ses horizons d’attente confèrent à la thématique des rapports conjugaux, soumis aux jeux complexes du désir.
Cosy fan tutte
Comme c’était le cas dans Carmen, par Tcherniakov également à Aix (en 2017), un décor unique place l’intrigue dans un appartement anonyme, mais cosy, un non-lieu luxueux, sans fenêtre, baigné par une lumière artificielle, qui se teintera d’or rose puis d’or blanc, avec l’avancée du drame (Gleb Filshtinsky). La carnation devient, en effet, blafarde, comme peut l’être la lumière d’un laboratoire, au fur et à mesure que les masques tombent sous l’effet de la cynique et froide manipulation de Don Alfonso.
Dans cette expérience clinique, ce jeu de l'amour qui ne laisse rien au hasard, toutes les compositions entre les six personnages, les trois couples, sont explicitement montrées, Alfonso, s’essayant à embrasser – sur la bouche – tout un chacun, comme s’il manipulait les pions grandeur nature d’un jeu d’échec.
Échange-Isthme
La fluidité des échanges entre les gens et les genres, son ambivalence, est le concept central du metteur en scène. La libération du désir, représenté par le couple Alfonso-Despina, aux gestes de plus en plus lestes, voire obscènes, se paye très cher. Les quatre amoureux finissent, après ce week-end d’expérimentation échangiste, ventre à terre, grimés, malmenés et débraillés par leurs hôtes cruels. Les costumes (Elena Zaytseva), au chic ou au déluré contemporains, jouent un rôle important dans une lecture qui met les corps à rude épreuve, effeuillages et échanges à la clé…
L’âge des personnages – et des chanteurs – fait partie intégrante de la lecture de Tcherniakov, qui, ainsi, entre dans ce que l’œuvre donne à voir et à entendre. Ces individus, arrivés à une maturité (celle quinquagénaire du démon de midi), ne peuvent pas prétendre à la naïveté de la jeunesse, comme c’est le cas chez Mozart-da Ponte. Le propos pessimiste sur la condition humaine, abordé chez Weill-Brecht dans L'Opéra de Quat’sous, première production de cette édition aixoise 2023, est également de la partie. L’expérience accumulée par les années ne protège pas l’individu : l’amour est un jeu de dupes.
Le questionnement que poursuit Tcherniakov particulièrement à Aix sur l'opéra-thérapie est aussi pertinent que sociologiquement documenté, mais il pèse de tout son poids, sur une partition qui se veut – aussi, tout de même – légère, haletante et pragmatique (ainsi faisons-nous tous, donc acceptons-nous tels que nous sommes). L’effet de huis-clos est étouffant, encore accentué par un jeu d’acteur où l’excitation des sens, la libération des pulsions, le déchainement des émotions vient tendre progressivement le déroulement temporel du drame jusqu’à enserrer la musique.
Côté distribution, le casting est remarqué, de métier, de maîtrise technique, d’engagement et surtout d’homogénéité. L’individu-chanteur s’efface pour mieux souligner l’écriture mozartienne, dans l'essence et le sel de ses ensembles. La délicatesse s’impose collectivement, à l’abri de la quête de décibels, en osmose intelligente avec la fosse et dans le soin apporté aux récitatifs, vibrants de la même densité expressive que les airs.
La soprano suédoise Agneta Eichenholz est une Fiordiligi longiligne, toute d’élégance et de sensibilité mélodique. Le timbre se patine d’un beau reflet argent ou porcelaine, tandis que les sauts d’intervalles, fréquents dans sa partie, sont effectués avec souplesse et sûreté. Le déroulement de ses longs soli est habilement construit, dans le temps et l’espace scénique, tels des méditations, la chanteuse baladant sa voix longue jusqu’au contre-ut depuis le coussin moelleux d’un medium jamais détimbré.
Sa sœur, la Dorabella de la mezzo-soprano allemande Claudia Mahnke, vêtue de noir, est tout en contraste et en complémentarité. Sa voix se pose avec tendresse ou avec énergie sur les effluves de l’orchestre, tandis que sa longueur de souffle rivalise avec celle du basson. Le timbre a le fruité du désir comme de la colère, tandis que la voix se pare des teintes du trombone.
La soprano américaine Nicole Chevalier est une Despina de luxe et de luxure (Elettra dans Idomeneo l’année dernière). Son énergie colérique, qu’elle soumet au chant, lui donne l’épaisseur tragique et donc l’ambivalence inquiétante, dans ce rôle de soubrette, qui convient à la lecture scénique. L’aisance vocale, la pulpe cuivrée qu’elle distille sur toute l’échelle de son instrument, de ses différents registres, en même temps que de ses personnages (médecin puis notaire) n’a d’égal que sa maîtrise corporelle de l’espace et du mouvement, dans les gestes de la banalité ou de la crudité : se maquiller ou s’accoupler… tandis que sa crinière frisée est une perruque que finira par arborer, fluidité identitaire oblige, Don Alfonso.
Ce dernier est campé par le baryton viennois Georg Nigl (Jakob Lenz en 2019) qui puise dans son répertoire éclectique l’énergie dramatique, et la collection de postures physiques carnassières, requise par son rôle. L’engagement est total, depuis le contrôle cynique des premières pages jusqu’à l’emballement final, avec toute sa folie - étrangère à Mozart. Il soumet sa voix au jeu des soupirs, des cris, des rictus nasillards et des sifflements de serpent, en écho avec la fosse. Il distille de petites miettes sonores ou entre dans le chant avec hargne et détermination, tandis qu’il semble se régénérer de situation en situation.
Le Guglielmo du baryton canadien Russell Braun est d’une autre qualité de présence et de vocalité, complémentaire, dans ce jeu de permutation. L’assiette vocale est ample, généreuse, dans la pudeur comme dans la démonstration. Il s’emploie à « râcler » les profondeurs de son registre, à mobiliser un répertoire de « manières » intermédiaires entre le parler et le chanter, comme dans les faubourgs napolitains. Son vibrato attaque la note par le dessus, et confère solidité et sonorité à son instrument. Il semble chercher à prolonger la ligne vocale de son partenaire, Ferrando, de manière à produire la continuité dans les ensembles, chère à Mozart.
Ferrando est confié au ténor allemand Rainer Trost, qui lui confère une épaisseur dramatique, faite d’intelligence émotionnelle, de fragilité, de tendresse et d’amertume. La voix gagne les hauteurs avec un effort perceptible, mais qui se fait vite oublier, une fois la note atteinte, avec métier et humilité. Le personnage chante souvent dos tourné ou tête penchée, à rebours de la conception exposée propre à sa tessiture, mais l’intensité du legato permet subtilement de compenser ce retrait.
Thomas Hengelbrock, à la tête de son Ensemble Balthasar Neumann, confère à la fosse un rôle d’amplificateur des passions humaines, d’autant plus qu’elle abrite le Chœur, aux insertions moelleuses dans cette partition de l’intimité, ainsi que le pianoforte étoilé d’Andreas Küppers, assurant l’accompagnement des récitatifs. Le silence, magistralement entretenu par le directeur musical, est un acteur-clé du drame – l’espace des possibles et des doutes. Il se partage le temps avec la musique, selon un calibrage subtil des tempi et des dynamiques, toujours mis au service du plateau vocal.
Le spectacle, qui aura connu une interruption due à la pluie pour ne pas endommager les instruments, se conclut par de longs applaudissements, pour la performance de tous et de chacun, tandis que quelques huées se font entendre lors de l’apparition sur le plateau de l’équipe scénique.