D’ordinaire terrain de chasse gardée des répertoires pré-XIXe siècle et des interprétations historiquement informées, l’Opéra royal du château de Versailles ose l’originalité en accueillant Richard Wagner, et pas n’importe lequel : celui de la Tétralogie – on peut difficilement imaginer plus incongru. Pourtant, au rythme d’une production par saison, la maison versaillaise invitera donc l’Orchestre du Théâtre National de la Sarre (Saarländisches Staatsorchester) à venir présenter chacun des quatre opéras du Ring en version de concert. Premier volet de cette Tétralogie, L'Or du Rhin constitue le prologue aux trois journées de L'Anneau du Nibelung et, à ce titre, sert de prétexte à Wagner pour établir le terreau mythologique complexe dans lequel l’épopée du héros Siegfried s’enracinera.

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Sébastien Rouland
© Honk

Introduite par les jeux innocents des Filles du Rhin chargées de protéger l’or du fleuve, la première scène explicite le vol du précieux métal par le nain Alberich qui, humilié et rejeté par les trois ondines, renonce à l’amour et parvient à forger le puissant anneau. Dès leur entrée, les trois interprètes des Filles du Rhin montrent un niveau assez inégal : tandis que Melissa Zgouridi en Flosshilde (puis en Erda dans la dernière scène) et Valda Wilson en Wellgunde se sortent correctement de cette ondoyante entame, Bettina Maria Bauer chante sa Woglinde avec difficulté tant dans le registre grave qu’aigu, handicapant alors l’agilité espiègle de son rôle et l'harmonie sournoise du trio.

Si leur prestation n’atteint pas la plus aquatique fluidité, l’arrivée de l’Alberich de Werner Van Mechelen apporte finalement un souffle épique à cette scène. Son timbre ferme, bien qu’il figure peu le ridicule qui accable son personnage lorsqu’il se fait malmener par les ondines, est en revanche tout à fait approprié quand celui-ci, hagard, comprend la possibilité de renoncer à l’amour sans délaisser le « Lust » (désir, plaisir, luxure). Prononcée avec une conviction aussi effroyable que saisissante, son abjuration s’abat alors comme un marteau sur son enclume, laissant entrevoir le tyran des troisième et quatrième scènes. Alternant à merveille les émotions, superposant dignité, aveuglement et pitié, le baryton-basse incarne magnifiquement son rôle et portera presqu’à lui seul ces deux dernières scènes – avec la complicité remarquable de Paul McNamara dans le rôle plaintif de Mime, frère d’Alberich réduit en esclavage par ce dernier.

Avant de retrouver ces deux Nibelungen, la deuxième scène est l’occasion pour l’auditeur de faire la connaissance du panthéon théologique qui traversera l’ensemble du Ring, tout en entamant le véritable fil narratif de l’œuvre : réclamant un salaire que Wotan leur refuse pour la construction du Walhalla, les géants Fasolt et Fafner prennent en otage Freia, déesse de la jeunesse, qu’ils rançonnent en échange du trésor d’Alberich. Hélas, faute de moyens vocaux pour certains, faute de charisme pour d’autres, l'ensemble des chanteurs peinent à transmettre le caractère dramatique de l’action, qui prend ici les contours d’une tragi-comédie caricaturale.

Manquant cruellement de basses pour incarner le souverain Wotan, Peter Schöne compense son timbre barytonnant par un jeu de scène bouffe et fait de son personnage un corniaud inconséquent ; le couple royal semble alors d’autant plus discordant que la Fricka de Judith Braun, bien que vocalement juste et incisive, apparaît rude et sévère. Le seul à tirer à peu près son épingle du jeu est Algirdas Drevinskas dans l’un des rôles les plus importants de la Tétralogie : celui du malicieux Loge. L’absence de lyrisme du ténor, si elle l’empêche de tenir une véritable ligne de chant, lui permet en revanche d’être vocalement expressif – parfois à la limite d’un sprechgesang à la Wozzeck – tout en jouant avec le caractère erratique de sa partition ; son jeu de scène tout en esbroufe, parce qu’il occulte toute les subtilités de son personnage, finit en revanche par lasser.

Mais, comme l’avancent les wagnérophiles, le premier personnage du Ring n’est-il pas l’orchestre lui-même ? Aussi faut-il saluer le très bon travail de Sébastien Rouland à la direction. À l’écoute de sa phalange autant que du plateau vocal, le Generalmusikdirektor développe une belle science des équilibres instrumentaux, énonce clairement les leitmotive sans les surligner lourdement, et fait montre d’une capacité d’accompagnement quasi chambriste confortable pour les chanteurs. Malheureusement disposé à même la scène, l’orchestre pâtit d’une émission sonore aussi éloignée que dispersée – à l’instar des cors dont les pavillons ont certainement inondé les coulisses plus que le parterre – qui aura étouffé chaque pupitre à l’exception des cordes, pourtant réduites à leur plus strict minimum.

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