Avec un ouvrage aussi célèbre – l’opéra français le plus joué dans le monde – on peut s’attendre à tout en matière de mise en scène : relecture voire réécriture, indigence ou profusion, misérabilisme toc ou kitsch choc… Rien que sur la place de Paris, on a été servi ces dernières années ! Sur la scène de l'Opéra Comique qui vit naître cette Carmen de Bizet en 1875, qu’allait donc nous proposer Andreas Homoki qui est tout sauf un débutant ? Pas grand-chose à vrai dire.

Loading image...
Carmen à l'Opéra Comique
© Stefan Brion

Si on ne lit pas l’interview du metteur en scène avant le spectacle, on ne comprend rien à ce que l’on voit : un rideau de scène rouge et or au milieu d’un plateau vide de tout décor (on verra certes au troisième acte un amas de roches, de bidons, de malles), un jeune homme qui semble égaré tandis que s’achève l’ouverture et qu’apparaissent comme au générique d’une émission les quatre principaux protagonistes de l’œuvre, une foule de bourgeois en haut-de-forme, au milieu desquels on aperçoit tout de même quelques uniformes – entretemps les enfants de la « garde montante » ont détroussé le jeune homme qui va se rhabiller en militaire ! Les cigarières semblent sorties des Folies Bergère ou de maisons de plaisir. Carmen est plutôt sobre et chic et n’a rien d’une allumeuse ni dans la vêture ni dans la posture. Chez Lillas Pastia, équipement minimum, deux tables et trois chaises. Quand arrive le troisième acte, choristes et chanteurs sont cette fois accoutrés années 1940, les contrebandiers faisant figure de résistants. Et au dernier acte, c’est désormais une bande de joyeux fêtards, très seventies, qui suivent sur une télévision portative les exploits d’Escamillo dans une arène qu’on doit imaginer en l’absence de tout élément de décor.

Loading image...
Carmen à l'Opéra Comique
© Stefan Brion

Félicitations au costumier (Gideon Davey) et aux ateliers de couture, qui, eux, n’ont pas manqué de travail ! Parce que, question direction d’acteurs, Andreas Homoki est aussi en service minimum. Même ses quelques « trouvailles » tombent à plat : lorsque la foule chante, elle vient en bord de scène et on allume la salle. Le fameux rideau de scène s’ouvre et se ferme sans raison dramaturgique et le pompon est atteint lorsqu’une poursuite aveugle Micaëla ou Carmen dans leurs grands airs.

Reste heureusement la musique ! C’est d’abord Louis Langrée qu’il faut saluer bien bas : dans le programme de salle, le directeur de l’Opéra Comique évoque « l’orchestration rutilante et fruitée, à la fois dense et transparente, la sensualité extraordinaire qui s’y déploie ». Et c’est très exactement ce qu’avec l’étroite complicité d’un Orchestre des Champs-Élysées pulpeux et si français de couleurs – ah ces bassons noueux, ces cors rustiques, ces trompettes comme des clairons – le chef réalise, nous faisant redécouvrir tant de subtilités d’une partition qu’on croyait connaître par cœur. À l’applaudimètre final, c’est bien la fosse qui sera le plus vigoureusement saluée.

Loading image...
Frédéric Antoun (Don José), Elbenita Kajtazi (Micaëla)
© Stefan Brion

Sur la scène, c’est d’abord le plaisir d’une distribution parfaitement francophone, à commencer par les impeccables chanteurs d’accentus et les enfants de la Maîtrise Populaire. Les seconds rôles sont bien caractérisés, en particulier les délicieuses Frasquita (Norma Nahoun) et Mercedes (Aliénor Feix). Dans le quatuor des rôles principaux, on est partagé. Le rôle de Micaëla est réputé inchantable : entre la frêle jeune fille du début (qu’ici Homoki transforme en quasi nymphomane) et la messagère indignée de la fin, il faut un soprano plus souple et nuancé que celui qu’offre Elbenita Kajtazi. L’Escamillo de Jean-Fernand Setti dépasse en taille et en volume tous ses comparses, campant un macho caricatural à souhait. De Frédéric Antoun on attendait sans doute trop, mais c’est Don José qui l’exige. On sent le ténor canadien toujours sur la réserve, dès son duo initial avec Micaëla. Comme si lui manquait le ressort qui lui aurait permis de sortir de sa zone de confort et d’exprimer la puissance de ses sentiments et ressentiments à l’égard de Carmen – ce qui affadit considérablement la scène finale.

Loading image...
Gaëlle Arquez (Carmen)
© Stefan Brion

La grande triomphatrice de la soirée est Gaëlle Arquez, qui n’a plus à prouver qu’elle est aujourd’hui sans rivale française dans ce rôle. On aime qu’elle incarne pleinement la complexité du personnage dessiné par Mérimée et magnifié par Bizet, sans jamais verser ni dans la vulgarité ni dans la caricature. C’est à l’évidence la grande Carmen de notre temps.

***11