Un Tristan et Isolde en carton(s) à l'Opéra national de Lorraine

Xl_tristanetisoldepg__jeanlouisfernandez_046 © Jean-Louis Fernandez

Lorsqu’un metteur en scène aborde l’art lyrique pour la première fois, ses habitudes de travail et ses mécanismes de défense peuvent aussi bien le servir que se retourner contre lui. Tiago Rodrigues, adepte d’un théâtre de transmission utilisant les grands classiques pour les ancrer dans notre époque avec un public d’aujourd’hui (le chanté / dansé / parlé d’Antoine et Cléopâtre, les vers shakespeariens appris par les spectateurs de By Heart), soulignant la fonction pour raconter l’Histoire (la souffleuse de Sopro, les ONG pour Dans la mesure de l’impossible), ou évoquant le futur proche à travers les relents radicaux du présent (Catarina et la beauté de tuer des fascistes), ne voulait que de Tristan et Isolde. Avec cet opus wagnérien à l'Opéra national de Lorraine (coproduction avec l'Opéra de Lille et le théâtre de Caen), il reste fidèle à son travail de déconstruction / reconstruction : il écrit un nouveau livret commentateur qui résume les états psychologiques et intellectuels de l’œuvre – parfois avec ironie ou naïveté – et fait appel à deux danseurs (les bluffants Sofia Dias et Vítor Roriz) tenus de traduire en mouvements ce « poème » imprimé sur des panneaux en carton, tandis que les chanteurs interprètent la lettre habituelle en allemand. Le magnifique décor de Fernando Ribeiro figure ainsi des archives dont les rangées se défont de leurs muets pensionnaires matériaux à mesure que la tragédie se compose. Les surtitres sont tous remplacés par la plume du dramaturge. Pour qui connaît ou ne connaît pas Tristan, le regard reste fixé sur la scène, happé par les lettres mobiles, les seules qui puissent nous aider à appréhender l’action. Nous passons le premier acte à apprivoiser notre expérience de la salle de spectacle, délestés du tri de l’essentiel et du non-essentiel, puis nous accommodons au fil du temps musical.

Tristan et Isolde - Opéra national de Lorraine (c) Jean-Louis Fernandez

La trajectoire chorégraphique des mots imprimés nous fascine, du retrait des cartons des rayonnages jusqu’à la gestion de l’espace par les deux complices, mais cet outil d’expression ne se convertit jamais en moyen expressif au service de Tristan et Isolde, l’œuvre opératique. Entre narration hétérodiégétique (« Beaucoup de mots »), représentation d’objets (une « épée » ridicule), et mélange de discours direct (« Je suis à toi, tu es à moi ») et indirect libre (« L’homme triste se remémore toute l’histoire que nous connaissons »), le nouveau texte crée une distance consciente avec les mots de Wagner, et surtout avec les chanteurs, réduits à un état juste chantant, privé de direction d’acteurs. La représentation se mue en une version de concert agrémentée d’une performance à partir de Tristan et Isolde car la musique occupe une place si centrale, trop peu canalisée par un point de vue ou un traitement théâtral, qu’elle disparaît des radars. Les chanteurs n’ont droit qu’à peu de manipulation de cartons, et malgré de timides interactions entre danse et chant (surtout à l’acte III), une indifférence généralisée se ressent devant cette production à la fois trop stimulante intellectuellement et trop soporifique dans le spectacle vivant, qui en voulant s’immerger tellement dans la nature de Tristan, en a perdu la teneur dramaturgique. La performance de Sofia Dias et Vítor Roriz, éblouissante de précision (rythmique, gestuelle, signifiante), n’avait finalement pas besoin de plus qu’une bande-son (préenregistrée), c’est-à-dire sans ses attributs lyriques, pour convaincre vraiment… Le geste artistique fort de Tiago Rodrigues n’a pas placé sa focale au bon endroit ou ne l’a pas suffisamment développée.

Tristan et Isolde - Opéra national de Lorraine (c) Jean-Louis Fernandez

Trois prises de rôle se joignent à l’événement. Dorothea Röschmann s’illustre en kaléidoscope de phrasé : la voix s’érige en fleur du souvenir dont les pétales livrent les secrets enfouis. Elle confectionne des textures aussi diverses que les potions d’Isolde et sait faire prendre à la ligne un nouveau tournant jusque dans des graves saillants, malgré des aigues crispants au-dessus du sol aigu. Nous ne pouvons que louer ses nuances constituant un référentiel affect, contrairement aux fermes nuées forte qu’Aude Extrémo (Brangäne) nous assène coûte que coûte (même lorsque ce n’est pas écrit). Dommage, car à l’exception de cet enrobage persistant, la mezzo-soprano fait preuve d’une fluidité et d’une homogénéité vocales tout à fait sensationnelles, alignées à l’écriture wagnérienne. Le premier Tristan de Samuel Sakker déploie un timbre d’argent, qui concrétise parfaitement le fameux « et » de « Tristan et Isolde ». Dans les deux premiers actes, il s’attache à ne pas dépasser la frontière de l’émotion, dans un contrôle étonnant de l’uniformité, puis se défait superbement de sa carapace dans un III de l’épiphanie et de la consécration.

Avec Scott Hendricks, Kurwenal trouve le souffle, mais pas la beauté de l’émission. Le roi Marke de Jongmin Park est quant à lui le clou du spectacle des seconds rôles, avec son feu d’artifice d’appuis vampiriques et d’émotions véritables dans un smoothie impérial de voix. Peter Brathwaite rend les interventions de Melot très solides, et Alexander Robin Baker s’en sort bien mieux en Berger qu’en Marin. Les Chœurs de l’Opéra national de Lorraine ne sont pas aidés par leur positionnement dans les loges latérales, mais les ténors s’avèrent moins au point que les autres.

L’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine se donne du mal pour trouver sa pâte commune, ce qui n’empêche pas les cors d’aligner les canards, les cordes de ne pas suivre la même justesse, et les bois de ne presque jamais attaquer à égalité. L’enthousiasme du jeu ne lui permet pas de rester propre. La baguette de Leo Hussain a beau coordonner joliment les mouvements de matière en segments, elle en oublie les métamorphoses, le vertige, la fragmentation et le trouble. Cela est sans doute dû à une stratification peu mobile, peu alvéolée, mais qui fait garder une machinerie hydraulique aux pupitres. Le chef élude de surcroît les équilibres au sein des vents, ainsi que les paliers de nuances avec tout l’orchestre.

« Musique trop musique », disent les cartels de surtitres. « Tristan pas assez Tristan », dirions-nous…

Thibault Vicq
(Nancy, 29 janvier 2023)

Tristan et Isolde, de Richard Wagner :
- à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 10 février 2023
- au théâtre de Caen les 31 mars et 2 avril 2023
- à l'Opéra de Lille du 9 au 24 mars 2024

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