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Quand la démesure bat la mesure

Zurich
Opernhaus
12/04/2022 -  et 7, 11, 13, 16, 21, 26, 30* décembre 2022, 7 janvier 2023
Francesco Cavalli : Eliogabalo
Yuriy Mynenko (Eliogabalo), Siobhan Stagg (Anicia Eritea), Beth Taylor (Giuliano Gordio), Anna El‑Khashem (Flavia Gemmira), David Hansen (Alessandro Cesare), Sophie Junker (Atilia Macrina), Joel Williams (Zotico), Mark Milhofer (Lenia), Daniel Giulianini (Nerbulone), Benjamin Molonfalean (Tiferne), Aksel Daveyan (Un console), Saveliy Andreev (Altro console)
Orchestra La Scintilla, Dmitry Sinkovsky (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène, décors), Anna‑Sofia Kirsch (décors), Ingo Krügler (costumes), Franck Evin (lumières), Adrià Bieito Camì (vidéo), Beate Breidenbach (dramaturgie)


(© Monika Rittershaus)


Singulière destinée que celle de l’opéra Eliogabalo de Francesco Cavalli (1602‑1676). Composé en 1667 pour être joué pendant le carnaval de Venise, il a été mystérieusement déprogrammé et remplacé par un ouvrage homonyme d’un autre musicien. Bien que Cavalli fût le plus grand compositeur de son époque depuis la mort de Monteverdi (1643), dont il avait été l’élève, la véritable raison du rejet de son opéra n’a toujours pas été clairement élucidée ; certains estiment qu’il faut la chercher dans le changement de goût du public vénitien, qui préférait alors les belles mélodies suaves aux œuvres dans lesquelles les récitatifs dramatiques étaient tout aussi importants que le chant. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage, tombé dans l’oubli, a failli ne jamais voir le jour. Il faudra attendre 1999 pour qu’il soit enfin créé, à Crema en Italie, la ville natale du compositeur, dans une relative discrétion. Sa véritable résurrection sera le fait de René Jacobs, qui présentera l’œuvre à la Monnaie en 2004, puis ce sera au tour de Leonardo García Alarcón au Palais Garnier en 2016, dans une mise en scène de Thomas Jolly, lequel faisait pour l’occasion ses débuts à l’opéra. La production avait été saluée comme retenue et élégante. Tout le contraire en somme du spectacle qui vient d’être monté à l’Opernhaus de Zurich par Calixto Bieito.


Le célèbre metteur en scène espagnol, enfant terrible des scènes lyriques, ne s’est fixé aucune limite. Il faut dire que le sujet s’y prête. L’ouvrage est en effet plus ou moins inspiré des derniers moments de la vie d’Héliogabale (204‑222), un empereur romain cruel et particulièrement pervers, à la bisexualité notoire et crédité d’un nombre impressionnant de vices. Accédant au trône à seulement 14 ans, il est massacré quatre ans plus tard à la faveur d’une révolution de palais. Dans l’opéra, Eliogabalo ne recule devant rien pour parvenir à ses fins et est même prêt à marcher sur des cadavres pour obtenir ce qu’il veut. Après avoir violé Anicia Eritea, laquelle aime Giuliano, le commandant de la garde impériale, il décide de jeter son dévolu sur Flavia Gemmira, promise à Alessandro, cousin de l’empereur. Eliogabalo est aidé dans son entreprise par son amant et sa nourrice. Après bien des péripéties, qui vont culminer avec la convocation d’un sénat composé exclusivement de femmes, le trio machiavélique décide d’organiser un banquet au cours duquel Alessandro doit être empoisonné et Flavia violée. Mais le projet échoue et l’empereur sera finalement décapité et ses deux acolytes poignardés.


Calixto Bieito a conçu une production sombre, violente et très sexualisée, dans des décors gris et glauques, à la limite du sordide. Les personnages sont le plus souvent déshabillés et se touchent beaucoup, s’étreignent et se chevauchent, avec parfois des mains dans les braguettes. Les scènes de viol sont suggérées avec brutalité. L’empereur apparaît çà et là travesti en femme, dans un long manteau de fourrure. Lors de la scène du sénat des femmes, les figurantes, en soutien‑gorge et caleçon, sont caressées par un jeune homme lui aussi à moitié dévêtu, alors que la nourrice transporte des palmiers pour décorer la pièce. La scène du banquet offre un moment comique dans un spectacle particulièrement noir : les convives reçoivent des boîtes de nouilles chinoises, mais au lieu de les manger, sachant pertinemment qu’elles sont empoisonnées, ils jouent à en faire des boucles d’oreilles ou des colliers. En Espagnol qu’il est, Calixto Bieito convoque même un (faux) taureau sur scène, que l’empereur ne manque pas de cajoler, symbole d’une sexualité exacerbée. Avec ce spectacle particulièrement provocateur mais en fin de compte cohérent, le metteur en scène entend montrer tout à la fois la brutalité, le sadisme et la perversité d’Eliogabalo, mais aussi sa façon de penser très libre, son envie de s’affranchir de toutes les contraintes et de ne pas accepter d’être enfermé dans des stéréotypes, sorte de Don Juan avant l’heure.


Dans la fosse, l’Orchestre La Scintilla, la formation baroque de l’Opernhaus, brille de mille feux sous la baguette nerveuse de Dmitry Sinkovsky, qui offre une direction dynamique, pulsante et particulièrement rythmée. Au milieu de la première partie du spectacle, le chef empoigne son violon pour accompagner un lamento d’Alessandro. Il fera encore plus fort juste après l’entracte : se tournant vers le public, il défait son chignon, secoue ses longs cheveux et entonne un air de Cavalli (« Dammi morte o libertà ») avec sa belle voix de contre‑ténor, une prestation qui lui vaut de chaleureux applaudissements. Puis il se retourne vers les musiciens en remettant en place son chignon, histoire de montrer qu’il redevient chef d’orchestre ! Le contre‑ténor Yuriy Mynenko tire parti d’une voix ayant beaucoup de consistance et d’épaisseur pour incarner un Eliogabalo ardent et violent. Si la voix de David Hansen peut sembler stridente dans l’extrême aigu, le contre‑ténor séduit en Alessandro Cesare par sa superbe ligne de chant et son raffinement dans les vocalises. Anna El‑Khashem incarne une Flavia Gemmira non seulement extrêmement émouvante mais aussi déterminée et vindicative. On admire également la voix grave et puissante de Beth Taylor dans le rôle travesti de Giuliano, aux accents énergiques et décidés. On mentionnera aussi la nourrice truculente de Mark Milhofer, à l’incroyable présence scénique. Siobhan Stagg est une Anicia Eritea qui ne se départit jamais de sa noblesse et de sa dignité, même dans les moments où elle est abusée par l’empereur. Sophie Junker prête sa voix à une Atilia Macrina sincère et émouvante, à la recherche de l’amour. Voix fine et élégante, le ténor Joel Williams incarne un Zotico prêt à tout pour donner satisfaction à son maître Eliogabalo. Seule voix grave de la distribution, Daniel Giulianini est un Nerbulone à l’émission puissante et solide.


Un spectacle qui fera date dans l’histoire de la redécouverte d’un chef‑d’œuvre longtemps oublié.



Claudio Poloni

 

 

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