Le Visage dans le miroir : dystopique effondrement humain à Vienne
Cette saison, la compagnie Neue Oper Wien (Nouvel Opéra de Vienne), spécialisée dans les œuvres opératiques des XXe et XXIe siècles, donne en première autrichienne Das Gesicht im Spiegel (Le Visage dans le miroir) du compositeur et clarinettiste Jörg Widmann. L’œuvre créée au Théâtre Cuvilliés de Munich en 2003, a été révisée sept ans plus tard à Düsseldorf. Le livret signé de l’auteur dramatique Roland Schimmelpfennig traite une matière semblable à L’Ève future de Villiers de L'Isle-Adam, projetée dans le contexte des crises boursières de nos jours. Le couple Patrizia et Bruno, dont le mariage est mort depuis longtemps, est à la recherche d’une solution rapide pour sauver leur entreprise biochimique face aux spéculations boursières. La fortune pourrait alors venir grâce à Milton, le savant de l’entreprise qui parvient à cloner l’être humain, à commencer par Patrizia, dont il fait un double nommé Justine (qui ne conservera son ‘humanité’ qu’à une seule condition : elle ne doit jamais regarder son propre reflet dans le miroir). Mais l’enjeu économique et industriel disparaît bientôt derrière l’enjeu affectif : Bruno tombe amoureux de Justine et décide finalement de quitter Patrizia pour recommencer à nouveau avec son clone, avant de mourir dans un accident d’avion en route vers Paris.
La mise en scène de Carlos Wagner s’appuie justement sur la phrase de Bruno lorsqu’il quitte Patrizia « je te quitte pour commencer avec toi de nouveau » et il met l’accent sur le double Patrizia-Justine. Patrizia est non seulement constamment dédoublée dès l'apparition de Justine mais finit même démultipliée (traduisant l’affaiblissement exponentiel de l’humanité face à l’essor du non-humain, thématique scénique qui est également évidente dans la représentation et la fonction du chœur des femmes qui se baladent et gazouillent machinalement et nerveusement sur scène). L’interaction et la nature des personnages ressortent clairement dans les décors stériles de Christof Cremer, qui s’animent de projections vidéo montrant tantôt les descriptions fragmentaires et banales du monde proclamées par le chœur, tantôt les pensées de personnages. L’éclairage de Norbert Chmel est franc et efficace, réaliste à l’avant de la scène et alternant entre les nuances de bleu, vert et rouge en arrière-plan en fonction des jalonnements dramatiques. L’ensemble scénique confronte ainsi constamment le chaos et la léthargie, le familier et l’inconnu.
La danseuse Eszter Petrány incarne également comme un double de ce double de Patrizia tout au long du drame. Ses mouvements sont fluides et élégants, presque élastiques, renforçant le caractère angoissant. Elle tient ainsi une place importante pour la dynamique dramaturgique et scénique, surtout en contact avec le chœur.
En tête de distribution, la soprano et comédienne française Roxane Choux incarne Patrizia avec conviction. Malgré une entrée hésitante, elle monte relativement vite en intensité vocale. Celle-ci est même surprenante, en considérant la texture plutôt veloutée de son timbre, et montre bien la grande capacité de sa voix. Les percées dans le registre haut, qui passent souvent directement aux cris, sont fières et foudroyantes, parfois même dotées d’un caractère cristallin, comme un verre qui éclate. Les ondulations entre les registres sont aisées et tout à fait naturelles (même avec les différentes exploitations de la voix : chantée, parlée, criée, gémie) qui poussent le personnage à ses limites musicales et psychologiques. En outre, sa diction allemande chantée reste claire et pertinente même dans les moments vocaux les plus difficiles, qui nécessitent beaucoup de mouvements corporels. Dans les dialogues, les traces de l’accent français ajoutent même un charme à son personnage, habillé en tailleur-jupe rouge vif qui rappelle le catalogue Dior des années 1930.
Ana Catarina Caseiro (Justine) enchante par la régularité et l’épaisseur de son timbre. Sa technique classique se fait remarquer dans les phrasés et les inflexions (surtout dans les montées vers le registre haut) tout en donnant à son personnage un air de mystère. Mais cette présence hantante n’omet nullement la spontanéité qui garantit le poids dramatique de son personnage. Ses élans maîtrisés font couler le lyrisme de son registre médian vers les percées imposantes dans le registre haut, avant de redescendre sur des moments de méditation les plus délicats. L’éclat et l’élégance de sa voix consolident ainsi sa présence scénique adéquate pour incarner un quasi-humain, d’une nature confuse et indéterminable.
Wolfgang Resch saisit la névrose, la confusion et l’effondrement de Bruno dans sa plénitude scénique. Même si son personnage n’a pas beaucoup de moments pour déployer sa virtuosité vocale, le chanteur en tire profit avec son timbre mesuré et d’une texture douce, captant les élans du personnage par l’ironie dramatique (notamment dans les confrontations avec Patrizia alternant avec force syncopes le chant et le dialogue).
Georg Klimbacher, incarnant le savant Milton, ne se contente pas d’être une figure comique et énigmatique : il recourt à la richesse de ses inflexions pour représenter et souligner l’humanité de son personnage (amoureux secret depuis toujours de Patrizia). Le timbre est plaisant et se dote d’une douce brillance, dont l’étendue est bien exploitée, notamment lorsqu’il doit toucher le registre moyen-haut, presque d’un haute-contre. Les basculements entre le chant et le dialogue sont aisés et organiques, particulièrement efficaces dans le dénouement apocalyptique du drame.
Le Chœur de femmes du Wiener Kammerchor, central dans la mise en scène, impressionne par sa performance dynamique, qui réunit en synergie individualité et groupe. La conviction et la maîtrise vocales couvrent une large étendue dramatique, incarnant ainsi les "oracles" dans la nuit de la ville avec un chant religieux, et saisissant aussi bien les élans les plus agités, ponctués par des cris et des sauts soudains vers les registres extrêmes (quand elles sont les imitations affolées de Patrizia).
La direction musicale de Walter Kobéra démontre une compréhension profonde des multiples facettes de la musique. Les moments dramatiques sont nettement marqués et maintiennent dans un même temps leur indépendance et fluidité, grâce à une grande attention aux textures et couleurs spécifiques des instruments. Les bois assurent leur rôle d’épine dorsale de la masse sonore dans les élans, comme dans les ponctuations les plus légères et délicates qui demandent une grande finesse de textures et d’intensités. Dans cet amadeus ensemble-wien, les vents (en petite formation, et avec une seule contrebasse) fournissent un solide tapis sonore qui sert d’ancrage pour des emportements dramatiques.
Malgré quelques moments de confusion et de doute pendant la représentation, le public accueille le spectacle avec des applaudissements enthousiastes.