© Monika Rittershaus

Un immense cube de béton, le Stadium de Vitrolles, planté dans le paysage aride des carrières de bauxite, surgit au détour d’un virage à l’œil du spectateur qui se rend sur le lieu inédit et « hors les murs » où se donne Résurrection. Partiellement couvert de tags, le bâtiment de Rudy Ricciotti impose son austérité et son histoire au spectateur : d’abord dédié à des compétitions sportives et des concerts populaires, puis saboté à la fin des années 1990 par des militants progressistes pour empêcher la tenue d’un concert de rock nationaliste identitaire voulu par la mairie, alors d’extrême-droite, le Stadium a rouvert, après des travaux de sécurisation, pour accueillir le Festival. Dans la salle, les gradins s’alignent sur une pente raide qui donne l’impression vertigineuse de pouvoir être happé par la fosse d’orchestre aux dimensions démesurées, ou par la terre boueuse qui recouvre la scène. Deux larges ouvertures en fond de scène, à jardin et à cour, permettent un accès immédiat à l’extérieur, créant un jeu de lumière naturel avec la tombée du jour. Le dispositif impressionne déjà avant que le spectacle ne commence. La terre luit, le relief pare cette étrange scène de couleurs variées, selon le degré d’humidité de la terre, son exposition à la lumière… Avant que la musique ne commence, un splendide cheval de trait blanc entre en scène, se désaltérant aux flaques d’eau. Sa dresseuse le retrouve avant qu’elle ne distingue une main sortant de la terre. Alertant les autorités, elle est rejointe par les équipes du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies, qui s’emploient pendant presque tout le spectacle, à déterrer, identifier et constituer en sépulture, les corps décharnés de la fosse exhumés.

À une époque qui relègue systématiquement la mort aux marges de notre société, Romeo Castellucci décide d’y confronter le spectateur. Il propose une résurrection laïque, sans mysticisme, ni miracle, qui consiste à rétablir la dignité des corps violentés par leur identification et la possibilité retrouvée de leur offrir une sépulture. Ainsi, passé le choc initial de la découverte des cadavres, renouvelé par la compréhension progressive de l’ampleur du charnier, c’est la mécanique précise et professionnelle des anthropologues-légistes qui se met en place. Si la mission à laquelle se consacrent ces organisations relève d’un objectif moral et humaniste, sa mise en œuvre répond à un protocole – et non un rituel – façonné par l’hygiénisme contemporain. Il en résulte des images fortes et certes belles – l’alignement des corps sur les linceuls de part et d’autre de « l’abîme » macabre crée un impressionnant contraste entre le chaos de la fosse commune et l’ordre de la dignité restituée – mais dont le caractère clinique tend à neutraliser l’émotion. Celle-ci surgit finalement lorsque le chœur final commence : la scène est redevenue déserte, la lumière faiblit et une pluie régénératrice tombe et lave la terre. Touchant geste final, car outre les hommes, la nature porte souvent bien longtemps les stigmates de la guerre, violentée, intoxiquée voire stérilisée.

Dans le programme de salle, le metteur en scène italien explique avoir voulu prendre ses distances avec la dramaturgie mahlérienne. Plus qu’une mise en scène, il s’agit d’une installation. Mais alors quelle place est laissée à la musique ? Si certaines articulations de l’action scénique respectent le découpage en mouvements et en sections de la symphonie (le deuxième mouvement correspond ainsi au début de l’exhumation de corps de nouveau-nés, et le scherzo accompagne la découverte de nombreux corps), on a souvent l’impression d’assister à une mise en musique de la performance scénique plutôt qu’à une mise en scène de la partition. Or, c’est bien la symphonie qui a servi de point de départ au projet. Ainsi, la non-coïncidence des deux, l’absence de synchronisation ou d’ambition chorégraphique aboutissent à une surcharge d’informations – on se prend par exemple à regarder Marianne Crebassa lorsqu’elle entonne le chant de l’Urlicht au quatrième mouvement, délaissant complètement la scène. De façon générale, l’uniformité de l’action scénique s’apparie mal avec le foisonnement symphonique. C’est pourtant le principal intérêt de la soirée.

L’Orchestre de Paris, déjà au plus haut niveau pour Salome, tient son rang sans peine. Sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, c’est une vision sombre, mais profondément vivante que nous proposent les musiciens parisiens. Le Scherzo grouille de toute part – il y a de l’Enfer de Dante dans le jeu – après un Andante où douceur et amertume ne font qu’un. Les deux voix, Marianne Crebassa (mezzo) et Golda Schultz (soprano) ont été choisies avec soin : outre la beauté des longs phrasés, et une vision mélancolique partagée, les deux timbres présentent une forme de gémellité dans leur rondeur et leur couleur ambrée. Enfin, il faut saluer l’incroyable prestation des chœurs de l’Orchestre de Paris et du Jeune Chœur de Paris, préparés par Marc Korovitch : le Aufersteh’n semble réellement descendu des cieux. Malheureusement, l’impressionnant travail des forces musicales est sabordé par une amplification de piètre qualité et le solo initial des basses souffre ainsi d’enceintes qui grésillent…

Motivé par des intentions intéressantes, le coup de poing Résurrection, qu’on pouvait légitimement attendre après Requiem en 2019, déçoit.

Jules Cavalié


© Monika Rittershaus