Nicole Chevalier (Elettra). © Jean-Louis Fernandez

Avec Idomeneo, Mozart opérait sa propre réforme de l’opera seria. Esprit de synthèse magnifique, il reconfigurait, ajustait, rééquilibrait des éléments issus d’héritages divers et de tendances nouvelles, plus qu’il ne révolutionnait l’écriture musicale pour proposer sa version de ce qui était encore la grande forme lyrique noble. Audace formelle, grande continuité du discours musical, invention harmonique et mélodique sans limite, tout tend à faire de cette partition un grand moment de théâtre, ce que Raphaël Pichon intègre parfaitement à sa lecture de la musique. À la tête de son ensemble Pygmalion, le chef français s’attache à produire un son splendide – qu’on perçoit, en fantasmant, comme un héritage des traditions de l’orchestre Mannheim – toujours inspiré théâtralement. Comme souvent avec Pygmalion, les récitatifs secs, où le continuo a la parole, démontrent à quel point l’intelligence dramaturgique est au cœur du travail du chef, car dans ces moments où l’action progresse dans le récit, la musique parle aussi. En outre, les récitatifs accompagnés, plus nombreux et développés dans Idomeneo, sont menés ici avec le même souci rhétorique que les récits secs.

Même dans son dernier opera seria, La Clemenza di Tito, Mozart n’accorde pas une importance dramatique et dramaturgique aux chœurs aussi conséquente que dans Idomeneo. Le peuple crétois joue un rôle fondamental dans la mise en valeur de la tension entre individu et collectif, rendant d’autant plus crédible le dilemme tragique qui déchire Idoménée. Là encore, le chœur de l’ensemble Pygmalion nous porte à des sommets musicaux, que ce soit dans la détresse avec un « Corriamo, fuggiamo » (Acte II) saisissant, ou dans le calme le plus heureux d’un « Placido è il mar » (Acte II) d’une douceur inouïe.

La proposition scénique sobre de Satoshi Miyagi est complémentaire de ce théâtre sonore luxuriant. D’immenses paravents tendus d’une toile composée d’une compression de fibres gris clair évoquant, dans leur enchevêtrement, des algues ou des filets de pêche, constitue un décor (Junpei Kiz) mouvant. Cette matière translucide habille aussi les colonnes de tailles différentes sur lesquelles sont juchés les interprètes. Cette belle sobriété plonge le spectateur dans un univers esthétique et théâtral singulier : du haut des plateformes, les personnages sont des archétypes qui s’adressent aux dieux, et leurs supports se meuvent, manipulés par les soldats morts au combat pour Idoménée. Miyagi entend ainsi faire place à la rancune qui anime ces âmes damnées malgré elles parce que leur roi n’assumera pas sa propre défaite en les rejoignant. Elettra devient un intermédiaire entre les deux mondes, la seule figure consciente de la puissance de la rancune. Miyagi incarne ainsi la puissance des destins dans un peuple en révolte, tout comme le furent certains membres de l’armée japonaise au moment de la reddition de l’empereur en 1945. Le metteur en scène réactive une lecture antique de la tragédie par le truchement d’un épisode d’histoire contemporaine. Les destins s’incarnent dans le ressentiment de cette armée vaincue et l’histoire de la fin du Japon impérial devient un fil rouge discret. Les soldats défaits apparaissent en ombre chinoise dans de très beaux tableaux tourmentés et la voix de Neptune devient une évocation du Gyokuon-hōsō (nom de l’allocution du 15 août 1945, traduit littéralement par « Voix radiodiffusée du joyaux »), le metteur en scène donnant même à voir le disque sur lequel fut gravée l’allocution dont certains militaires voulurent s’emparer. Autre citation de cet épisode, l’apparition des Hiroshima Panels de Iri et Toshi Maruki – qui montrent l’enfer provoqué par la bombe atomique – tient lieu de monstre marin menaçant.

Profondément inspiré par l’histoire et l’art de son pays, Satoshi Miyagi propose un univers esthétique fascinant d’autant plus complexe pour le spectateur – et en l’occurrence le critique – ignorant de la culture japonaise. Si l’on croit reconnaître dans l’immobilité des chanteurs sur leurs colonnes des qualités du théâtre Nô, et dans la manipulation des personnages principaux par les soldats, des références au théâtre de marionnettes Kabuki, force est de constater que l’écart à combler pour bien comprendre et apprécier la mise en scène est trop grand, ce qui expliquerait sans doute certaines huées d’un public peut-être vexé de constater les limites de son universalisme auto-proclamé ? Si la proposition artistique séduit à la lecture de l’excellent programme de salle ou de la brillante introduction du dramaturge et conseiller artistique, Timothée Picard, la réalisation ne convainc pas et obscurcit parfois le propos en empêchant toute interaction directe entre les personnages, mais conservant une qualité visuelle constante et renouvelée.

Dans ces conditions, on ne reprochera pas aux artistes de ne pouvoir se laisser aller complètement à leur enthousiasme musical. Michael Spyres est un Idoménée idéal, ses couleurs de baryténor convenant à ce personnage d’homme vieillissant, son agilité vocale insolente assurant les nombreux pièges du rôle, Idamante est teint des belles couleurs chaudes de la voix d’Anna Bonitatibus qui défend sa ligne vocale avec style, Sabine Devieilhe s’illustre entre autres dans un « Se il padre perdei » d’une grande intensité, révélant un medium charnu. Nicole Chevalier propose une Elettra phénoménale de furie, touchante, mais à la justesse moins précise dans « Idol mio ». Parmi les seconds rôles, on salue le très émouvant Arbace du ténor Linard Vrielink (Acte III) et la belle prestation de Krešimir Špicer en Gran Sacerdote.

Si la belle proposition scénique demeure inaboutie sans déranger, on espère entendre les mêmes artistes dans ce chef-d’œuvre d’opera seria, libéré d’un statisme qui n’est pas devenu une ressource du jeu. 

Jules Cavalié

À  lire : notre édition d'Idomeneo/L'Avant-Scène Opéra n° 89


Nicole Chevalier (Elettra). © Jean-Louis Fernandez