Sur la scène du Théâtre de l'Archevêché, à cour, un open space occupé par des cols blancs figure la société occidentale contemporaine (l’Egypte de Pharaon chez Rossini) où de méchants capitalistes signent des contrats et boursicotent ; à jardin, un campement de réfugiés évoque le peuple hébreu, les pauvres réfugiés cherchant une terre accueillante. Voilà le décor, l’action et le parti pris dramaturgique de la mise en scène de Tobias Kratzer pour ce Moïse et Pharaon de Rossini au Festival d'Aix-en-Provence. Ce parallèle peut paraître simpliste et pourtant Kratzer ne cessera de moduler ce qui se révèlera progressivement comme une véritable satire sociale. Tel un mince fil tendu sur l’abîme de la bien-pensance, la mise en scène semble jouer l’équilibre entre différents genres : la comédie la plus farce, le drame sentimental et la tragédie humaine.

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Moïse et Pharaon au Théâtre de l'Archevêché
© Monika Rittershaus

Un ton naïf parcourt l’œuvre par la surexploitation d’un jeu fait de pantomimes trop illustratives – on le regrettera. On est ainsi de prime abord sceptique et gêné par la représentation brute et mal dégrossie de migrants sur scène arrêtés par une horde de policiers. Mais Kratzer semble récompenser le spectateur fidèle. Ce ne sont que des signes au début, comme le costume de Moïse avec son bâton magique, citation directe du péplum de Cecil B. DeMille. Le ballet, sorte de chorégraphie néo-classique donnée dans le cadre d’une soirée d’entreprise chez Pharaon, performance façon Östlund dans The Square avec en fond une projection d’écran d’ordinateur en veille, se présente d’une ironie mordante. On retrouve même le Rossini « bouffe » du Barbier ou de La Cenerentola lorsque Pharaon présente à son fils sa prétendante, « Elégyne, princesse syrienne », depuis un célèbre réseau social. Le gag pourrait être trop appuyé s’il ne servait de distanciation.

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Moïse et Pharaon au Théâtre de l'Archevêché
© Monika Rittershaus

Car en contrepoint de cela, le drame humain s’articule parfaitement avec le drame individuel des personnages. Dans les deux derniers ensembles de l’acte III, l’amour impossible d’Aménophis et Anaï fait directement écho aux fléaux naturels qui s’abattent sur l’Égypte. « Je tremble et soupire, mon cœur se déchire » reprennent alternativement les personnages, sur des gammes de harpes absolument nostalgiques, tandis que des vidéos « flash news » nous rappellent l’apocalypse écologique en cours. À l’heure des incessants rapports du GIEC, Moïse apostrophe Pharaon : « monarque, ouvre les yeux, il en est temps encore ». Le discours moralisateur n’est jamais loin et pourtant la farce nous place sur une ligne de crête satirique. L’ironie est totale lorsqu’au renversement final, grâce aux vidéos de Manuel Braun, les Égyptiens se noient dans la mer en costume de travail, sitôt remplacés sur scène par des touristes en maillots de bain tout droit inspirés d’une photo balnéaire de Martin Parr. Dans sa fuite, le chœur des Hébreux se retrouve en gilet de sauvetage dans la salle. Une baigneuse, insouciante, retrouve sur le sable le bâton de Moïse-Gandalf. Sans s’y attarder davantage, elle retourne à son livre de plage... L’histoire des hommes a décidément la mémoire bien courte.

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Moïse et Pharaon au Théâtre de l'Archevêché
© Monika Rittershaus

Ciselant chaque détail d’une partition foisonnante, sautillante mais emplie de véritables sentiments sans aucune couleur locale ou effet d’orientalisme, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Michele Mariotti travaille à cette ligne de crête. Chaque cadence orchestrale finale est l’occasion d’un développement sentimental précis. Vocalement, la représentation n’est pas digne des plus grandes soirées belcantistes de l’histoire du festival, mais trois rôles marquent la distribution de leur délicat et sensible apport à la partition et au projet : l’Eliézer de Mert Süngü et la Sinaïde de Vasilisa Berzhanskaya se mettent tous deux en évidence dans des duos d’une solennité exemplaire face à leurs enfants respectifs ; quant à l’Anaï de Jeanine De Bique, elle surprend par son soprano baroque au timbre tout à fait atypique. On regrettera en revanche chez elle la prononciation du français souvent approximative. Du côté des hommes, la distribution est nettement plus décevante, entre projection nerveuse et fatiguée (le Moïse de Michele Pertusi) et des aigus serrés, couplés à un manque éloquent de technique et de précision, rédhibitoire chez Rossini (l’Aménophis de Pene Pati).

Si la morale finale de ce travail se révèle être une bien jolie moraline où les méchants capitalistes libéraux plongent noyés dans la mer quand les gentils réfugiés sont sauvés, cette lecture sociale et politique de Rossini a le mérite d’exister sur le ton complexe de la satire et de la fable, universalisant et distanciant ainsi le propos.

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