À Aix-en-Provence, Elsa Dreisig fascine en Salomé lunaire

- Publié le 7 juillet 2022 à 13:28
Sans convaincre totalement, le spectacle d’Andrea Breth nous emporte dans son onirisme et son mystère. Grâce aussi à une distribution et une direction musicale de haut vol.
Salomé au Festival d’Aix-en-Provence 2022

Un paysage irréel, lunaire, inspiré par Friedrich. À la blancheur de l’astre répond la silhouette d’une Salomé adolescente, sylphide blonde qui va découvrir Eros. Andrea Breth se place d’abord sous le signe du romantisme allemand et de son culte de la nuit. Mais à la fin, la scène du baiser se déroule entre les murs carrelés d’une salle de bains éclairée au néon : éternité du désir à travers les siècles. Aucun soldat, ni Hérode ni Hérodias, la tête du prophète est dans une bassine – elle émergeait, en revanche, de la table d’un banquet transformé en parodie de Cène. Parce que tout est fini, que « c’est la dernière nuit de l’humanité » annoncée par Jokanaan. Parce que, aussi, l’Allemande débarrasse l’opéra de tout son pittoresque, préférant suggérer qu’asséner. Tout ici n’est d’ailleurs que fantasme, à commencer par la Danse, sorte de très lent ballet d’ombres, sans le moindre voile, avec une Salomé démultipliée – pas le moment le plus réussi de la soirée.

Mystère nocturne

Andrea Breth joue sur cette lenteur, fait de la lune « le véritable protagoniste de l’opéra », sa direction d’acteurs imposant une grande économie, à la limite, parfois, du hiératisme. Cela suffit pour esquisser subtilement les rapports entre Salomé et Jokanaan, à travers quelques gestes, simples effleurements de mains, d’une éloquente timidité – on ne saura pas, non plus, ce qui se passe quand elle le rejoint un moment dans la citerne.  Organisé en tableaux enchaînés par de lents glissements plus qu’il ne raconte une histoire sulfureuse au rythme haletant, le spectacle, sans convaincre toujours totalement comme Jakob Lenz il y a trois ans, fascine par son mystère nocturne, son onirisme ténébreux.

Distribution de haut vol

Il est axé sur la Salomé d’Elsa Dreisig, rien moins que femme fatale, innocente enfant au désir têtu. Sacré défi : elle a plutôt une voix légère, ce que d’ailleurs voulait Strauss lui-même, adaptant en 1929 son orchestre à des formats moins wagnériens – c’est la version des « retouches de Dresde », qu’on entend justement ici. Il n’empêche : le rôle est là, il faut l’assumer. Elsa Dreisig l’a fait, littéralement bluffante. On ne niera pas qu’elle force ici ou là ses aigus, que l’extrême grave lui manque. Mais elle sait jusqu’où elle peut ou ne peut pas aller. La voix s’épanouit aisément, avec un médium charnu, dans ses lumières et ses ombres, nullement gênée par la grande phrase straussienne, qu’elle déploie à travers une ligne magnifiquement maîtrisée, jusqu’à une scène finale où l’on ne perçoit aucune fatigue.

Autour d’elle, une distribution de haut vol. Déjà présents dans la production salzbourgeoise de Romeo Castellucci, John Daszak et Gabor Bretz s’identifient de nouveau au tétrarque et au prophète. Le premier a un métal, une puissance qui font défaut aux voix fatiguées qu’on entend trop souvent, moins névrosé que d’autres, en proie surtout aux affres du désir. Le second, vrai baryton basse, possède toute la tessiture du rôle, timbre d’airain pour un Jokanaan stylé, phrasant ses anathèmes, certes plus humain, moins fou de Dieu que de coutume. Hérodias n’est pas en bout de course : Angela Denoke, hier Salomé mémorable, a  gardé une voix dont tous les registres se projettent, plus cougar que mégère. Les rôles secondaires sont parfaits, belles voix impeccablement conduites, à commencer par le Narraboth éperdu de Joel Prieto.

Fosse implacable

Superbe Ingo Metzmacher, à la tête d’un Orchestre de Paris en état de grâce. On entend rarement un Strauss aussi fluide, aussi transparent, quasi chambriste, aux couleurs aussi crues. N’est-ce pas ainsi que le compositeur dirigeait sa musique ? Elle paraît alors plus moderne que jamais, quitte à sacrifier les parfums capiteux, la sensualité vénéneuse d’un Orient fin-de-siècle. Et l’arc reste implacablement tendu : l’histoire au rythme haletant, c’est la fosse qui nous la raconte.

Salomé de Richard Strauss. Festival d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, mardi 5 juillet 2022.

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