Dudamel galvanise le Liceu dans “Die Zauberflöte”

par

Il suffisait d’observer les sourires radieux des musiciens de l’orchestre accueillant leur chef sur le podium pour présager d’une soirée de bonheur. Car  Gustavo Dudamel dirige d’un geste aussi sobre que redoutablement efficace et il est capable d’une concentration et d’une vivacité d’esprit hors normes. La manière dont il forme les phrases musicales, avec une plasticité et des lignes de force incroyablement bien pensées et conduites, est un prodige en soi ; le foisonnement des fortepiano, une nuance si caractéristique de Mozart et si souvent négligée, lui confèrent une signature sans équivoque : les Abbado ou autres maîtres qui l’ont influencé ont tracé leurs sillons, mais ce qui a germé est une personnalité absolument définie, unique. Qui nous a servi bien des moments magiques : dans l’Ouverture, le fugato sur le thème de Clementi, auquel Mozart rend un hommage sans prix, est servi avec une impétuosité contrôlée et un sens des équilibres sonores prodigieux. (L’hommage mozartien ne sera pas le seul rendu à cet excellent compositeur trop méconnu : Cimarosa, dans son Matrimonio segreto réutilisera aussi ce motif). Les répétitions du thème passent vite à un second plan extrêmement délicat, tandis que les contrepoints mozartiens sont traités avec énergie et chaleur. Dans l’air poignant de Pamina, qu’il accompagne magistralement, il laisse une respiration avant la miraculeuse coda (un de plus beaux moments de l’histoire de la musique), et l’on dirait que le temps s’est arrêté pour céder la place au désespoir. Cela ne dure qu’une fraction de seconde, mais son effet émotionnel est bouleversant. Et dans le fugato avec le choral de deux hommes armés, un des moments les plus énigmatiques de la Flûte mozartienne, le contrepoint prend une vie qui semblerait autonome, hors du temps et de l’espace… Son exploitation extrêmement organisée et vivante par la famille des cordes fait ressortir encore davantage les qualités sonores bien connues de l’orchestre du Liceu. Le tout avec une attitude humaine où tout soupçon d’arrogance est inexistant. Nous sommes bien loin du temps des Karajan ou Toscanini, avec leur prépotence légendaire.

Mais plus que ses qualités « techniques » comme chef, ce qui ressort d’une telle soirée ce sont ses aptitudes de communicateur. Avec ses musiciens, qui le suivent au quart de seconde, conquis par ce visage ouvert, lumineux qui exprime spontanément tantôt le bonheur de jouer une musique aussi géniale, tantôt le drame ou l’introspection des moments de réflexion philosophique. Avec le public, qui partage tout de suite l’incandescence ou la profondeur de ce qui lui est proposé. Avec le plateau… où les choses sont plus complexes : certains solistes rentrent dans le jeu et en magnifient le propos mais d’autres restent en retrait et n’arrivent pas vraiment à tirer parti de l’extraordinaire tapis sonore qui leur est tissé sous le chant. En arrivant en 2010 au Teatro Real de Madrid comme directeur artistique, Gérard Mortier avait fait scandale (encore…) en déclarant que les chanteurs espagnols n’avaient pas de style pour chanter Mozart. Ce qui a provoqué, bien sûr, un tollé dans la presse… probablement ce qu’il cherchait ! S’il avait eu la chance d’assister à cette représentation, on aurait pu le narguer en lui montrant combien il avait tort dans la plupart des cas… mais, hélas, raison dans d’autres ! Car le Papageno du Barcelonais Joan Martín Royo est tout simplement superbe : la voix est sonore, racée et extrêmement bien projetée. Son chant est fait d’intelligence et de sensibilité, son phrasé d’élégance et d’imagination. Le tout dans un jeu d’acteur tout à fait irréprochable : son texte est débité avec une richesse rythmique remarquable et il distille ses effets comiques à bon escient et sans jamais appuyer trop la cocasserie ou le grotesque de son discours. Le public en était souvent hilare… Il faut souligner la performance saillante d’Astrid Steinschaden au glockenspiel. Elle est impeccable dans la forme mais surtout tellement imbriquée dans le jeu de scène du chanteur qu’elle lui permet une liberté supplémentaire. Mozart lui-même joua ces soli à la création… elle nous le rappelle ! A ses côtés, le jeune ténor français Julien Behr campe un Tamino tout en finesse et grâce. La voix n’a pas encore atteint tout l’éventail de ses possibilités de projection et de couleur mais le chemin est bien tracé, c’est musical et c’est prometteur. Son jeu aussi est encore quelque peu esquissé mais reste convaincant. La Pamina de Serena Sáenz pourrait aussi narguer Mortier car son chant mozartien est stylistiquement irréprochable, d’une justesse remarquable et d’un contrôle respiratoire parfait. Cependant, la construction de son personnage reste trop loin de l’archétype souhaité pour un tel rôle : la voix servirait mieux des rôles de « soubrette » car elle manque du lyrisme qui lui conviendrait idéalement. Et son jeu ne parvient pas non plus à nous donner l’image d’une féminité riche et profonde : Schikaneder et Mozart suggèrent un personnage égal à l’homme, capable de partager les épreuves initiatiques, une idée certainement révolutionnaire à leur époque qu’il convient d’exploiter encore de nos jours, car une telle égalité n’est gagnée que sur le papier… Il est vrai aussi qu’elle remplace la titulaire prévue pour le rôle en raison de maladie. La Reine de la Nuit de la Tarragonaise Sara Blanch est une véritable leçon de chant : dès son premier air elle montre une redoutable précision dans les « colorature » et un suraigu fascinant, le tout dans un phrasé idéal où la prise de souffle est intégrée à la musique de forme parfaitement organique, éloignant tout soupçon de stress. Théâtralement aussi c’est probant. Sarastro est chanté par le Danois Stephen Milling, d’une voix riche et très expressive. On reste pourtant en deçà de la magie du rôle : c’est professionnel, mais pas captivant.

Du côté des trois Dames, malheureusement, les choses se gâtent : Berna Perles, Gemma Coma-Alabert et Marta Infante ont, certes, des voix importantes. Que Mortier aurait détestées, car l’émission est rude, sans style ni nuances et où la notion de séduction de leur première scène, en sauvant Tamino du dragon, est tout simplement inexistante. Et les deux merveilleux Trios et les deux Quintettes de génie sont expédiés avec plus de heurts et d’accidents de parcours que de grâce ou d’inspiration, faisant fi de la merveilleuse soierie que Dudamel leur confectionne en dessous... En fait, elles sont toutes les trois victimes d’un mauvais choix de distribution, car je suis sûr qu’elles peuvent chanter vaillamment d’autres répertoires. Roger Padullés, Catalan aussi, chante un excellent Monostatos : il sait moduler sa voix pour y trouver les couleurs qui traduisent la noirceur du personnage et son jeu est pertinent et efficace. Du côté du Sprecher, le Liceu s’est permis le luxe d’inclure Matthias Goerne, sans doute un repos bien mérité après son inoubliable Wozzeck d’il y a quelques semaines. C’est évidemment merveilleux, les quelques phrases de son rôle sont un vrai régal. 

La Papagena de Mercedes Gancedo est convaincante dans son aspect comique. Elle joue assez bien les deux scènes avec son partenaire prédestiné, mais cependant la voix est très limitée, les rares notes aiguës de son rôle sont tendues et sans fraîcheur et la projection est quelque peu incertaine. Les trois enfants défendent bien leurs rôles féeriques, même si l’on peut regretter une certaine aspérité dans leur émission vocale.

La mise en scène bien connue de David McVicar, reprise ici par Angelo Smimmo, lui-même chanteur et ancien élève de Mudra, a été créée en 2003 à la Royal Opera House londonienne. Elle met l’accent sur les aspects féeriques de la Flûte, inspirés de « La Tempête » shakespearienne et du théâtre féerique viennois des jésuites, adopté ensuite par les francs-maçons, et surtout sur les aspects comiques qui rappelleraient des pièces comme l’Orlando Palladino de Haydn, où les personnages « populaires » mettent en relief le drame que se joue entre les personnages « sérieux ». De nous jours, il est presque surprenant qu’un metteur en scène n’actualise pas le propos et considère le spectateur capable d’exercer son imagination en regardant une restitution plus ou moins fidèle d’un temps révolu. Cela a un côté réconfortant, mais c’est l’ensemble du travail scénique qui est d’une grande tenue, en particulier les éclairages plus que suggestifs de Paule Constable.

C’est la quatrième production de Dudamel au Liceu et il semblerait que leur relation va se poursuivre. Car malgré son implication à Paris ou Los Angeles, il a maintenant une famille et un passeport espagnols : on peut donc espérer une suite à cette belle production, ce dont on ne pourra que se réjouir. 

Barcelone, Liceu, le 25 juin 2022

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Ruth Walz

 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.