Et non, ce n’est pas la tant attendue Anja Harteros qui est là à Zurich dans le rôle d’Arabella pour cette première reprise de la production de Robert Carsen créée en 2020, comme annoncé jusque récemment encore, mais Hanna-Elisabeth Müller, qui fait sa prise de rôle pour l’occasion. Elle incarne une héroïne en mal de vivre, chez qui s’exprime aussi une forme de juvénilité et de pétillance. Le chant est toujours nuancé et laisse place à toute une palette d’émotions. Elle trouvera peut-être encore avec la pratique, grâce à des graves plus épais et ambrés, un peu de la volupté d’une Fleming ou d’une Harteros nécessaire pour rendre aux mélodies straussiennes toutes leur mélancolie. Et son vibrato sur scène – comme son cœur – bat avec la rapidité des ailes d’un papillon.

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Arabella à l'Opernhaus de Zurich (ici avec Julia Kleiter dans le rôle-titre)
© Toni Suter

Mélancolie. Il y a bien de ce poison-là dans Arabella. Ce vaudeville d’apparence viennois laisse sourdre lentement une tragédie humaine entre deux sœurs qui s’aiment mais que la vie oppose. C’est certainement ce clair-obscur qui manque le plus à la direction de Markus Poschner à la tête du Philharmonia Zürich. On aimerait voir dans cette « lyrische komödie » moins de tranchant, plus de respiration et de souplesse, alors que l'interprétation privilégie les angles, les arêtes et le mouvement général au détriment du détail, des micro-revirements. On connaît dans les opéras de Strauss et particulièrement Arabella ces moments où les personnages font un retour psychologique sur eux-mêmes, qui se traduisent souvent par des instants musicaux très chambristes. Le tonus et la vitalité ainsi que l’expérience de l’œuvre, autant que celle de la fosse, ne doivent rien enlever à la plasticité de la musique.

Tout cela se résume lors du dernier air d’Arabella à l’acte I (« Meine Elmer… »), véritable kaléidoscope musical où à côté de l’esprit « Faschingsdienstag » (mardi gras) s’agrège le scintillement printanier mélancolique des Quatre derniers lieder que Strauss composera quinze ans plus tard ; on y reconnaît déjà la voix de la soprano, l’accompagnement à l’alto, les grandes arches musicales et vocales, les triolets et autres appoggiatures aux flûtes, l’éther vaporeux. En ce dimanche après-midi de première, la musique avance un peu en trombe et au pas cadencé plus que dansé, au détriment de la place laissée au sentiment.

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Arabella à l'Opernhaus de Zurich
© Toni Suter

Par ricochet, cette souplesse manque aussi à certaines voix comme celle d’Aleksandra Kubas-Kruk (Die Fiakermilli), aux aigus trop métalliques, ou Nathan Heller (Graf Elemer) que l’on a vu la veille dans la Passion à Bâle et qui nous a ici aussi fait l’impression d’une voix trop serrée et pas assez fluide. Anett Fritsch, déjà là pour la création en 2020, s’en sort quant à elle très bien dans le rôle de la sœur Zdenka mais gagnerait à homogénéiser davantage ses médiums et ses aigus. Pavol Breslik, habitué de la maison zurichoise, campe en revanche un bien joli Matteo.

Pour parvenir à saisir cette amertume de fond, Robert Carsen fait un choix tout à fait louable et judicieux en plaçant l’action dans le hall d’un hôtel de luxe à l'époque de la création de l’opéra en 1933, quand Hitler arrive au pouvoir. Sont ainsi soulevées les collusions de Strauss avec ce régime, et la relation entre Graf Waldner et Mandryka prend le relief du pacte germano-soviétique à venir... Les nazis et les svastikas sont là, partout, autour, ça grouille et ça sent le soufre derrière l’apparente légèreté de l’intrigue. Mais cette idée semble dédouaner Carsen de toute autre forme d’approfondissement de l’œuvre, de sorte que l’on assiste à une mise en scène très classique et trop littérale. Par exemple, quid de la violence qui, derrière la comédie, oblige une jeune femme, sur ordre de ses parents, à se travestir en garçon et ne pas vivre sa vie de femme, au bénéfice de sa sœur ?

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Arabella à l'Opernhaus de Zurich
© Toni Suter

S'ajoute à cela le sentiment que quand le chat n’est pas là les souris dansent : Robert Carsen, sollicité dans le monde entier, n’était pas là pour cette reprise. Parfois cela s’en ressent dans la précision des intentions de jeu : comme cette première rencontre entre le père, Graf Waldner, et le promis d’Arabella, Mandryka, où de nombreux virages de la scène – pourtant rudement bien écrite par le librettiste Hofmannsthal – ne sont pas joués. Plasticité et souplesse, là encore !

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