Un honnête Or du Rhin à l’Opernhaus Zürich

Xl_das_rheingold_261_c_monika_rittershaus.0x800 © Monika Rittershaus

Un événement à plusieurs niveaux que cette nouvelle Tétralogie à l’Opernhaus Zürich, sur un an et demi : un plongeon dans le grand bain pour le nouveau directeur musical (Gianandrea Noseda), des adieux rutilants pour le patron de la maison (Andreas Homoki), dans la ville où Richard Wagner, en exil, a pensé et couché sur papier la plus grande partie de l’œuvre. La soirée s’avère particulièrement concluante au niveau vocal, mais n’atteint pas encore l’effet « waouh » en fosse et en scène.

Das Rheingold, Opernhaus Zürich (c) Monika Rittershaus

Un plateau tournant à quatre espaces égaux, un intérieur bourgeois, un changement d’accessoires régulier selon les pièces : c’est la recette un temps efficace de ce prologue, qui a tout l’air d’annoncer pour les trois journées du Ring une lutte des classes soft et des alliances qui périclitent. On se demande pour l’instant où Andreas Homoki veut en venir, entre la satire familiale, l’illustration capitaliste de dieux « propriétaires » de biens (dont le tableau représentant le royaume de Wotan), et des inspirations puisées chez Tim Burton pour les outsiders inadaptés au monde réel – Alberich en Pingouin de Batman : Le Défi, Loge en monsieur loyal croisant le Chapelier fou d’Alice au pays des merveilles et Willy Wonka dans Charlie et la chocolaterie (la barbichette et les cheveux longs de Jack Sparrow en plus). Cet épisode inaugural est plutôt agréable à regarder, avec ses costumes colorés sur décor blanc et ses petits effets de manche, tels que les sortilèges enflammés de Loge, ou le dragon sortant de l’armoire normande. On aime aussi se perdre dans l’ordre des décors déjà montrés, qui semblent changer de position dans la tournette en fonction du souvenir qu’on en a. Le procédé de « transcendance de l’espace » disperse cependant à la longue le regard, d’autant que l’aspect technique semble se substituer à la dramaturgie…

Das Rheingold, Opernhaus Zürich (c) Monika Rittershaus

Les deux piliers de L’Or du Rhin, que sont Alberich et Wotan, sont dignes d’éloges. Le premier bénéficie de la royale prise de rôle de Christopher Purves, en élans cycloniques et en jalousie décapsulée. Il manie superbement la répartition du son et fait sien le pouvoir de nuisance du personnage, dans une dialectique de l’anéantissement. Dans la quatrième scène, il change radicalement sa ligne, une fois pris au piège, pour instaurer une émotion liée au sentiment d’échec. Tomasz Konieczny n’a aucun mal à se mettre dans la peau du père de tous les dieux. Il incarne l’inflexibilité et la puissance illimitée par un souffle que rien n’arrête, il déploie l’expérience du savoir par des nuances hallucinantes. La colère lui fait chercher une couleur des profondeurs sur chaque nouvel élément mélodique, et l’anneau lui inspire une haletante paranoïa de la note et de l’émission. Les deux frères Froh et Donner font à leur tour forte impression grâce à la phrase étincelante d’Omer Kobiljak et au souffle colossal de Jordan Shanahan. Patricia Bardon allume des feux jaillissants de « d » et « t » à partir de sa prosodie, et prend appui sur une solide base d’imploration pour développer le personnage de Fricka, quand Kiandra Howarth fait de Freia une tornade de conviction. Oleg Davydov se prend magnifiquement au jeu du cynisme épanoui de Fafner ; il agrippe l’ouïe pour ne plus la lâcher, beaucoup plus que le Fasolt de David Soar, parfois en difficulté de longueur. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke insuffle à Mime la peur et la régénération simultanées, les trois Filles du Rhin (Uliana Alexyuk, Niamh O’Sullivan, Siena Licht Miller) fonctionnent en réelle complicité, et Anna Danik incarne une Erda en sables mouvants. Matthias Klink a beau être méritant dans le rôle soutenu de Loge, ses cabotinages à répétition tirent sur la voix (en la déviant régulièrement) et alourdissent l’émission.

Dès le prélude, une certaine maladresse hâtive s’entend chez la Philharmonia Zürich, qui gonfle les matières à la moindre occasion et s’anime trop rapidement. Le chef réussit évidemment tous les passages attendus, ces grands moments où l’orchestre gronde et frétille pour atteindre l’adhésion du public, mais Gianandrea Noseda fait souvent retomber le soufflé alors qu’il pourrait continuer à développer l’art de l’accalmie progressive. Des vignettes à la suite sans le liant des éléments, voilà qui pourrait résumer cette interprétation honnête de L’Or du Rhin, mais qui ne sera peut-être pas suffisante pour un Ring vraiment marquant.

Thibault Vicq
(Zurich, 3 mai 2022)

L’Or du Rhin, de Richard Wagner, à l’Opernhaus Zürich jusqu’au 28 mai 2022

Crédit photo (c) Monika Rittershaus

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