© Mirco Magliocca

Le public toulousain réserve un succès enthousiaste à la nouvelle production de Platée de J.-P. Rameau. Sur les terres du créateur du rôle, Pierre Jélyotte, Platée demeure une fable corrosive sur les violences symboliques qu’exercent les puissants sur les faibles. En 1745, le livret de Le Valois d’Orville (d’après Junon jalouse d’Autreau) parodiait la tragédie lyrique et l’opéra-ballet lors des noces du dauphin et de l’infante d’Espagne, sous Louis XV. Rameau s’était déjà illustré dans ces nobles genres de l’Académie royale de musique, d’Hippolyte et Aricie jusqu’aux Indes galantes. Dans l’opéra bouffon, la mythologie s’abâtardit puisque la nymphe plébéienne est l’héroïne, tandis que le ressort de l’intrigue est une duperie. Nymphe des marécages, la disgracieuse et vaniteuse Platée (voix masculine, incarnation féminine) est cruellement piégée par l’aéropage de Jupiter, afin de désamorcer la jalousie de Junon à l’égard de son époux volage.

L’actualisation de cette bouffonnerie des Lumières est à l’ordre du jour depuis la production ludique et batracienne de Platée par Laurent Pelly à l’Opéra de Paris (1999, reprises en 2015, 2022). Avec le couple de metteurs en scène Corinne et Gilles Benizio (alias Shirley et Dino), l’œuvre fait un bond depuis le Grand Manège de Versailles (création sous Louis XV) jusqu’aux favelas sud-américaines. Grâce à la scénographie d’Hernán Peñuela, cette transposition fonctionne avec la fantaisie et le mélange des genres chers au baroque, tandis que la lecture politique du rapport des classes stigmatise les riches qui s’encanaillent auprès du peuple. Concernant l’univers latino, le décor coloré et populaire d’une favela fourmille d’une animation bigarrée : choristes, danseuses, danseurs transgenre à l’instar de Platée. À l’arrivée de Momus, puis de la Folie, l’univers du musicals s’invite avec guitare hard-rock sonorisée (la lyre d’Apollon dérobée par la Folie) dans l’ambiance survoltée d’une teuf. Concernant le mélange de style, l’équipe d’Hervé Niquet et des Benizio renouvelle ses odyssées iconoclastes : on se souvient de collaborations antérieures tel le King Arthur de Purcell digne des Monty Python. L’opéra de Rameau est truffé de sketchs en guise de prologue (exit celui du compositeur) et même d’entr’actes séparant les actes enchaînés : la connivence s’installe d’emblée entre plateau, techniciens et spectateurs. Soit musicaux (les standards brésiliens Tico-tico, une batucada), soit parlés, ces sketchs font entrer la fabrication du spectacle depuis les coulisses vers la représentation. La participation du public, sommé de chanter la mélodie ramiste Frères Jacques, aboutit même à son quadruple canon sous la direction de Niquet ! Et le public rit aux éclats, ce dont le spectacle vivant a réellement besoin après deux ans de crise sanitaire. Quelques bémols à la clé minorent cependant ce parti pris d’hybridation, dont le sketch (rebattu) de Shirley et Dino en randonneurs. Tout comme l’outrance sonore du hard-rock ou des cris du danseur soliste en oiseau carnavalesque (2e acte) qui se raccordent mal à l’acoustique d’un orchestre baroque …

Musicalement, les forces vives du Concert Spirituel – orchestre et chœur – portent le spectacle, tout autant que la contribution performante du Ballet du Capitole. Pour les premiers, la préparation est optimale puisqu’elle sommeille … depuis la générale du spectacle à la veille du premier confinement. En témoignent particulièrement le rugissant volet de l’ouverture – L’Orage – ainsi que la richesse polyphonique de chœurs dont le registre soutenu n’exclue pas les croassements de grenouilles du marais – « Quoi, quoi, quoi ? » (1er acte). Rappelons à cet égard que Rameau a fréquenté le Caveau, société chantante masculine à l’affut de chansons humoristiques. Les tempi et métriques des danses sont d’une vitalité revigorante et valorisent notamment les excellents pupitres de flûtes, hautbois et bassons. Dans son interview accordée au journal du Capitole, Niquet crédite le spectacle lyrique « d’Ancien Régime d’être Broadway avant l’heure ». Pour la composante chorégraphique, Kader Belarbi (directeur du Ballet du Capitole) revisite l’historique ballet d’action de Noverre, mais sans connotation archéologique. La souplesse des mouvements, évoquant parfois la natation (marécage …) colle à chaque accentuation rythmique baroque, tout en jouant des corps sexués, femmes et trans du milieu latino. Quant à la parodie du ballet romantique, tentée dans l’insertion de la Danse des heures d’A. Ponchielli, sa dérision participe de la dramaturgie globale.

Le plateau est globalement homogène, manifestement joyeux de partager sa complicité. Chaque artiste relève le défi de chanter / parler puisque certains récitatifs sont métamorphosés en scènes dialoguées, à la demande du chef pendant le spectacle. Certes, les puristes pourront s’en offusquer. Cependant la proximité esthétique de Platée avec l’opéra-comique des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, ainsi que de la Comédie Italienne (dont le librettiste est pourvoyeur) n’infuse-t-elle pas cette œuvre si irrespectueuse ? En Platée, Mathias Vidal maîtrise non seulement la technique de haute-contre (la voix mixte pour les aigus) mais joue sur l’ornementation, la prosodie – « Que ce séjour est agréable » – pour composer un rôle émouvant plutôt que délirant, par excès de naïveté. Incarnant furieusement l’allégorie punk de la Folie, Marie Perbost gère superbement l’ornementation périlleuse du rôle, tandis que son partenaire, Jean-Christophe Lanièce (Momus) se distingue plus par son indéniable abattage scénique que par le mordant vocal. En Mercure, Pierre Derhet détaille ses prestations avec un phrasé élégant, tout comme le baryton Marc Labonnette (roi Cithéron) dont la projection franche séduit, tous deux faisant assaut de comiques roulements de R, caricature de la tradition vocale de l’Académie. Le velours de la basse Jean-Vincent Blot (Jupiter) dans l’air « Aquilons trop audacieux » devient jupitérien dans les ensembles. En lamé rouge, l’impérieuse Junon de Marie-Laure Garnier est du plus bel effet, tandis que ses sketchs parlés dévoilent une spontanéité comique. Travestie en jeune nonne, la suivante Clarine (Lila Dufy) charme ses comparses dans son air dédié.

Le spectacle carnavalesque a le bon ton de finir sur un instantané quasi silencieux qui dénonce la cruelle duperie. La sensibilité y triomphe lorsque Platée, accablée par la farce et sanglotant à terre, est réconfortée par le chef Niquet dans une posture de Pietà. Le chef du Concert Spirituel serait-il, lui aussi, promu divinité d’Ancien Régime avant d’exporter Platée à l’Opéra royal de Versailles (18 au 22 mai 2022) ?

Sabine Teulon-Lardic

À lire, notre édition de Platée, L’Avant-Scène Opéra n° 189.


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