Gioachino Rossini (1792–1868)
L'Italiana in Algeri (1813)
Dramma giocoso per musica en deux actes
Livret d'Angelo Anelli
Créé le 22 mai 1813 au Teatro San Benedetto, Venise.

Direction musicale Gianluca Capuano
Mise en scène Moshe Leiser, Patrice Caurier
Décor Christian Fenouillat
Costumes Agostino Cavalca
Lumières  Christophe Forey
Vidéo Étienne Guiol
Chef des chœurs  Ernst Raffelsberger
Dramaturgie Kathrin Brunner, Christian Arseni
Isabella Cecilia Bartoli
Mustafà Ildar Abdrazakov
Lindoro Lawrence Brownlee
Taddeo Nicola Alaimo
Haly Ilya Altukhov
Elvira Rebeca Olvera
Zulma Siena Licht Miller
Chor der Oper Zürich
Orchestra La Scintilla
Hammerklavier : Enrico Maria Cacciari
Coproduction Salzburger Festspiele
Zürich, Opernhaus, Mardi 8 mars 2022, 19h30

Après Turco in Italia à Monte Carlo, Cecilia Bartoli continue sur la lancée des opéras „interculturels“ avec l’Italiana in Algeri sorte de lointain descendant (créé 31 ans auparavant) en version bouffe de Entführung aus dem Serail de Mozart qui se déroulait à Oran et donc pas si loin d’Alger… Difficile que croire que Rossini et son librettiste Angelo Anelli n’y aient pas pensé… C’est la production salzbourgeoise de Patrice Caurier et Moshe Leiser que reprend pour l‘occasion l'Opernhaus Zürich dans une autre distribution et avec un autre chef. Une réussite, bien évidemment, dans l’écrin idéal pour ce type d’œuvre qu’est la salle de Zürich.

Nicola Alaimo (Taddeo)

L’Italiana in Algeri est un opéra rendu très populaire par la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle de 1973 exportée à Vienne et au MET , qui alors n’avait pas été joué à la Scala depuis une vingtaine d’années (Giulini 1953), quand Abbado la propose pour inaugurer la saison 1973–1974 et reprise ensuite relativement régulièrement jusqu’en 2013. Les productions Ponnelle ont su durer, sans trop vieillir, des dizaines et des dizaines d’années et dans plusieurs grands théâtres européens ou américains
De leur côté, à la Scala, théâtre de référence pour Rossini bouffe au temps d’Abbado, les Isabella de légende se sont succédé, Teresa Berganza, Marilyn Horne, Lucia Valentini-Terrani, entre autres et Abbado poursuivit l’aventure à Vienne, pour une entrée au répertoire en 1987 avec Agnès Baltsa en Isabella. Les dernières Isabella scaligères en 2011 Anita Rachvelishvili (avec la toute jeune Pretty Yende en Elvira) et en septembre 2021 Gaelle Arquez.
C’est dire que l’œuvre n’est pas ausi fréquente que Barbiere di Siviglia et Cenerentola. On joue par exemple ces dernières années plus fréquemment Turco in Italia revenu en grâce. D’où l’intérêt de cette reprise zurichoise car si l’on connaît bien l’ouverture, dans tous les disques d’extraits rossiniens, on connaît quelquefois moins bien le reste.
J’ai moi-même deux seules expériences de l’Italiana in Algeri, chacune avec Abbado, à la Scala en décembre 1983, et à Vienne en octobre 1987.
N’ayant pu assister aux représentations salzbourgeoises de 2018, je me suis donc précipité à Zurich pour cette reprise.
Il faut pour Isabella, une personnalité vocale et scénique très particulière, il faut conjuguer les qualités vocales attendues pour Rossini, technique, agilité, diction, phrasé, et l’abattage et la présence indispensables d'une chanteuse qui puisse tenir la scène à bout de bras, car L’italiana in Algeri, c’est d’abord l’histoire d’une intelligence.
Évidemment, le personnage a croisé Cecilia Bartoli et la rencontre a été déterminante. Car c’est pour Bartoli un rôle de la maturité, qu’elle habille à son gré. C’est donc la fête.

Alger dans la vision Caurier-Leiser et entrée d'Isabella sur son chameau

La production Ponnelle nous projetait dans un Orient un peu rêvé, la production Caurier-Leiser dans une ville d’Alger d’aujourd’hui, traversée par les antennes paraboliques, les trafics, et les petits caïds.
Mustafa est un de ces caïds, qui se promène en Mercedes (un modèle déjà ancien) et règne sur le port L’intérêt de la production Caurier-Leiser, qui comme on le sait travaillent depuis longtemps avec la Bartoli est qu’elle place l’intrigue dans une ambiance qui manie les clichés avec maestria, une ville d’Alger des quartiers populaires un peu fatigués, dans une ambiance très méditerranéenne, sans jamais être vulgaire, sans jamais surligner certains détails : cela reste de la comédie. L’entrée d’Isabella sur son chameau qui fait pendant à l’entrée en Mercedes de Mustafa donne le ton, où est le cliché ?

Spaghetti party

De l’autre côté, les prisonniers mangent les spaghetti que prépare Isabella, – Chez Ponnelle, c’est Mustafa qui se goinfrait de spaghetti (délirant et inoubliable Montarsolo) – mais le cliché est toujours traité avec gentillesse. En 1813, Rossini sait déjà ce qu’est l’interculturel, et sa vie ne sera qu’interculturalité, lui qui va parcourir l’Europe entière et vivre longtemps en dehors de son pays. Et Patrice Caurier et Moshe Leiser ne quittent jamais cette légèreté sans jamais aller vers la démonstration sociale ou la dénonciation.

Mustafa (Ildar Abdrazakov) Elvira (Rebeca Olvera)

La vision de Mustafa est aussi amusante dans la mesure où on a l’impression que les héros sont fatigués, panne au lit face à Elvira (première scène), et présence en sous-vêtements qui mettent l’humain face à lui-même et non face à sa fonction sociale. De ce Mustafa-là, Isabella ne pourra avoir peur car il est « déboussolé » dans son intimité, crise de la masculinité et démon de Midi, l’intérêt de la mise en scène de Caurier et Leiser est qu’elle met la question de la femme non dans sa fonction érotique, mais dans son intelligence comme outil de séduction. La manœuvre d’Isabella est d’attirer sans jamais exciter, pour libérer ses compagnons, retrouver son amour et aussi d’une certaine manière libérer les autres femmes Zulma et Elvira. Elle est expression de liberté, dans sa fonction urticante et créatrice. En ce sens, le rôle convient à ravir à cette femme de tête qu’est Cecilia Bartoli.

Lawrence Brownlee (Lindoro)

À ces principes déjà assis il y a quatre ans à Salzbourg, Caurier et Leiser ont rajouté une autre dimension cette année à Zürich. Le rôle de Lindoro était tenu naguère par Edgardo Rocha dans cette production et ils profitent de la présence cette année de Lawrence Brownlee comme Lindoro, pour en faire un autre signe d’interculturalité et d’ouverture. En effet, c’est ainsi qu’il faut aussi lire l’appel au jeune ténor sud-africain (éblouissant) Levy Segkapane aux aigus stratosphériques et au timbre velouté pour remplacer Brownlee sur deux représentations. Lindoro est donc ici volontairement un Lindoro de couleur, et non pas interprété "au hasard" par des chanteurs de couleur. Il y a là une autre idée de mise en scène qui s’insinue :  cette Isabella italienne est venue en Algérie retrouver son amoureux africain… Rossini suscite d’infinies ouvertures et c’est heureux : quand on sait ce que deviennent bien des africains en exil dans les sables lybiens, il y a ici des échos étonnamment modernes qui replacent cette comédie dans des préoccupations du jour.

Alors il y a la comédie école de tolérance, déjà en 1813, alimentée par l’optimisme des lumières qui éclairent encore le jour finissant de la France post-révolutionnaire et pré-congrès de Vienne et ce qu’il y a entre les lignes, une Algérie d’aujourd’hui, qui, tout en restant elle-même, regarde vers l’extérieur (les antennes paraboliques, mais pas seulement)
La mise en scène de Caurier et Leiser évoque volontairement les clichés (chameau, spaghetti, souk, etc…) sans insister trop. Bien sûr l’entrée d’Isabella sur un chameau devient à la fois souriante et ironique, par une vision attendue presque digne d'une opérette, et en même temps qu’on sait « décalée » dans cette mise en scène. Enfin, ce travail ne manque pas sa cible, on rit assez, on sourit beaucoup, mais le comique n’est jamais gras ou vulgaire, même si Mustafa est quelquefois aux limites, mais sans jamais les outrepasser. Les femmes par exemple, ne sont jamais des caricatures.

Musicalement, c’est évidemment une fête, parce que personne ne fait défaut dans une distribution proche de l’idéal, à commencer par les rôles moins importants, comme la Zulma de Siena Licht Miller et surtout le Haly de Ilya Altukhov, tous deux membres de studio qui s’en sortent avec les honneurs. Ilya Altukhov qui vient de la variété laisse espérer une belle suite de carrière.

Zulma (Siena Licht Miller) Elvira (Rebeca Olvera)

Rebeca Olvera, souvent associée aux distributions autour de Cecilia Bartoli est une Elvira pétillante et sonore, la scène initiale est particulièrement désopilante et la voix garde puissance et expression.
Avec Nicola Alaimo et Ildar Abdrazakov nous nous trouvons devant les deux basses qui en parallèle soupirent sur deux modes différents après Isabella. Taddeo (Nicola Alaimo) compagnon de route d’Isabella a été carrément utilisé par celle-ci qui ne poursuit qu’un but, retrouver son Lindoro et donc elle l’a instrumentalisé, lui laissant des espoirs, sans jamais rien lui offrir, son physique volumineux qui fait aussi miroir à celui assez imposant de Mustafa donne des effets évidemment comiques (notamment de costumes) tout au long de la représentation.

Nicola Alaimo (Taddeo)

Et Nicola Alaimo est un Taddeo idéal à tous niveaux, il a en scène une agilité incroyable, il bouge avec un sens du mouvement et de l’occupation de l’espace tout à fait étonnants et il accompagne cette magnifique qualité de jeu d’une qualité de chant exemplaire,  par le style, par la couleur rossinienne totalement dominée, avec un sens du phrasé qui est un modèle. C’est sans aucun doute avec Brownlee le plus en phase avec le style voulu et sans doute aussi le plus musical. Absolument exceptionnel.

Lawrence Brownlee (Lindoro) Ildar Abdrazakov (Mustafa)

Ildar Abdrazakov est Mustafa, qui fait entendre son énorme voix, d’une solidité à toute épreuve, avec un engagement dans le jeu exemplaire : un jeu qui ne l’avantage pas : il est toujours plus ou moins en sous-vêtements, sans aucune dignité, le personnage n’est jamais mis en valeur et il se sort pourtant des situations bouffes avec une grande aisance. On connaît ses qualités vocales, volume certes, pureté du timbre, diction exemplaire ; il lui manque peut-être cette élasticité linguistique que seuls les natifs peuvent avoir, quand la langue leur vient naturellement en bouche, notamment pour Rossini qui exige toujours fluidité et vélocité mais c’est bien peu de chose face à la performance démontrée ici par ce grand artiste.

Lawrence Brownlee (Lindoro)

Lindoro est Lawrence Brownlee : vêtu d’un jean, négligé (il est esclave de Mustafa) avec une coiffure rasta du plus bel effet : il est d’emblée personnage, il est d’emblée profil, sans jamais avoir la séduction du jeune premier traditionnel. Et dès qu’il chante, il est d’emblée Rossini. Rarement on entend aujourd’hui une telle maîtrise stylistique, une telle sûreté sur tout le spectre (des aigus d’une incroyable pureté, des passages sans heurts), une telle musicalité, un tel sens de la nuance et en même temps jamais en représentation, jamais démonstratif au sens histrionique du mot. Il reste toujours d’une modestie, d’une retenue, d’une poésie intense ce qui rend son personnage éminemment tendre et sympathique. Un maître quoi. Éblouissant.

Cecilia Bartoli (Isabella)

Et puis il y a Cecilia Bartoli, dans un personnage que visiblement elle adore, et dont elle savoure la chair  jusqu’au moindre détail. Isabella est un personnage dominant, un cerveau, une sorte de dompteur qui met en œuvre toute une mécanique dans le seul but de se soustraire à Mustafa. L’invention du titre de Pappataci (qui en bon français voudrait dire « boullie/tais toi, c’est à dire mange ta bouillie et tais-toi) est en fait tout son programme : faire taire tous ces hommes qui tournent autour d’elle et les laisser à leur Bouillie pour bébé (le sens de la « pappa » en italien), comme si les hommes qui lui tournaient autour n’avaient ni le poids ni l’intelligence de lui répondre. Elle arrive comme une vedette de film muet sur son chameau et tout finit en farandole, sans compter un final de premier acte ébouriffant. Il y a chez Rossini une mécanique scénique qui colle à la mécanique musicale – une horlogerie à la Feydeau.
Bartoli, c'est une maîtrise technique suprême, des agilités toujours étourdissantes, une intelligence du mot, une manière de tout faire passer avec grâce, élégance et d’imposer un personnage qui met la salle en joie et dynamise la troupe. Bartoli arrive à un moment de la carrière où elle peut tout se permettre, avec ses moyens, dans les salles qu’elle choisit, et où elle écrase tout sur son passage : en cette période si grise traversée par toute l’Europe, sa vitalité, sa joie communicative fait oublier l’espace d’un instant l’inhumanité ambiante : il y a grâce à elle un incomparable parfum d’humanité.
Le chœur de l’Opernhaus Zürich dirigée par Ernst Raffelsberger se sort très bien de ce rythme endiablé imposé par la représentation, sans problème de tempo, sans scories. Tout est parfaitement en place.
Enfin, c’est la formation baroque de l’Opéra de Zurich, l’Orchestra La Scintilla qui est en fosse, dirigée par Gianluca Capuano, qui même s’il accompagne désormais la Diva dans toutes ses apparitions lyriques, est tout sauf un simple accompagnateur, comme on a pu le confirmer récemment à Munich, sans Bartoli.
Avec une formation baroque et en fosse un continuo au pianoforte et non au clavecin, ce Rossini sonnait différemment, avec beaucoup plus de fantaisie, de liberté, de dynamisme. Les créations imaginatives d’Enrico Maria Cacciari au pianoforte créaient une ambiance, une couleur toute particulière dès l'ouverture.
Capuano exerce sur l’orchestre un très fort contrôle, pour proposer un Rossini qui sort des normes habituelles, qui rattache cette musique à la floraison musicale baroque qui a précédé. Son Rossini n’a rien de pré-verdien comme souvent on entend, mais par ses ruptures de construction, ses anacoluthes musicales, ses rythmes haletants et en même temps une rigueur de tous les instants, il souligne à la fois la fantaisie, mais en même temps la construction impressionnante de cette musique. D’autres formations baroques se sont confrontées avec Rossini, y compris avec Bartoli. mais on ne trouvait souvent que brutalité, sécheresse sans âme, je veux dire sans cette dimension essentielle de la musique de Rossini bouffe qui est la fantaisie, l’imagination, la liberté de création, la respiration : il y a malgré des tempi quelquefois endiablés une ligne qui reste maîtresse, une clarté de la lecture qui montre aussi comment Rossini traite les instruments, comment il met en valeur tel trait aux bois, telle attaque d’archet, comment chez Rossini l’orchestre est un authentique personnage, ironique quand il faut, sombre quand il faut,  mélancolique quelquefois aussi, toujours au théâtre et jamais au grand jamais en « accompagnement » qui suivrait le plateau comme trop souvent on entend Rossini dans les représentations dites de répertoire (mais pas que) . Ici au contraire on va toujours en avant, sans cesse dans un « Forza ! » (on y va !). Ce Rossini ne pétille pas comme du champagne – j’aime cette phrase qu’on lit trop souvent hélas, comme une sorte de mousse superficielle et qui passe, mais ce Rossini tonne et gronde, vit au rythme de la vie, profond, juste et neuf. Au-delà de la dynamique, il y a dans l’orchestre cette respiration du drame qui rend ce Rossini si original vraiment autre. Alors, tout cela met tellement en joie qu'aux saluts la troupe reprend le chœur final,  en dansant sous les vivats du public. Et pour ce Rossini on a envie de dire avec un clin d’œil que les lecteurs italiens comprendront : « Forza, Italiana !».

Ildar Abdrazakov (Mustafa) Lawrence Brownlee (Lindoro)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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