Jean-Philippe Rameau (1683–1764)
Platée (1745)
Opéra-ballet bouffon en trois actes
Livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville
Créé le 31 mars 1745 au Grand Manège de Versailles

Hervé Niquet : Direction musicale
Corinne et Gilles Benizio (Shirley et Dino) : Mise en scène, costumes, comédiens

Hernán Peñuela : Décors
Patrick Méeüs : Lumières
Kader Belarbi : Chorégraphie

Mathias Vidal : Platée
Marie Perbost :La Folie
Pierre Derhet : Mercure
Jean-Christophe Lanièce : Momus
Jean-Vincent Blot : Jupiter
Marie-Laure Garnier : Junon
Marc Labonnette : Cithéron
Lila Dufy : Clarine

Chœur et Orchestre du Concert Spirituel
Ballet du Capitole

Coproduction Théâtre du Capitole, Opéra royal/Château de Versailles Spectacles, Le Concert Spirituel

Toulouse, Théâtre du Capitole, le 19 mars 2022 à 20h

Après le Wozzeck de Michel Fau, le Théâtre du Capitole de Toulouse présente la Platée de Corinne et Gilles Benizio (Shirley et Dino). Pour l'opéra de Rameau, c'est un peu comme le retour au pays d'un rôle-titre, créé en son temps par Pierre de Jélyotte, formé in loco à la maîtrise de la cathédrale Saint-Etienne et engagé à Paris par… le Concert spirituel. À la tête de "son" Concert spirituel, Hervé Niquet donne de la voix et du corps à une mise en scène très burlesque et bouffonne, mais qui ne laisse pas beaucoup d'espace à l'épaisseur psychologique du personnage de la nymphe humiliée et l'aréopage qui fomente le cruel stratagème. Le plateau réunit un panel de chanteurs où percent la Platée véhémente et sensible de Mathias Vidal, le Momus éclatant de Jean-Christophe Lanièce, le Mercure de Pierre Derhet, la Junon de Marie-Laure Garnier et le Cithéron de Marc Labonnette.

Mathias Vidal (Platée), Marie Perbost (la Folie), Pierre Derhet (Mercure), Jean-Christophe Lanièce (Momus), Jean-Vincent Blot (Jupiter), Marc Labonnette (Cithéron)

En France, on connaît Platée, mais on ne le voit pas souvent. Sa résurrection au festival d'Aix en juillet 1956 avec l'inénarrable Michel Sénéchal, la mise en scène de Jean-Pierre Grenier et la société des concerts du conservatoire est rangée au rayon des légendes lyriques. Plus près de nous, on trouve de nouveau Michel Sénéchal immense dans une mise en scène de Henri Ronse, des chorégraphies de Pierre Lacotte à l'Opéra Comique en 1977 sous la direction, du très toulousain Michel Plasson, et au même rayon l'iconique et inusable (?) production Pelly/Minkowski, créée en 1999 avec Jean-Paul Fouchécourt – production que l'Opéra de Paris reprend une nouvelle fois cette saison… Entre temps que reste-t-il ? Un bon Robert Carsen à Favart en 2014 avec Marcel Beekmann et puis c'est tout.

Cette histoire raconte une duperie, une "feinte" destinée à désamorcer la jalousie de Junon envers Jupiter son volage mari. En feignant de tomber amoureux d'une nymphe disgracieuse, Jupiter provoque la curiosité de son épouse qui éclate de rire en découvrant le stratagème et se réconcilie avec lui, au grand dam de la pauvre nymphe humiliée et abandonnée. Rameau et son librettiste Le Valois d'Orville ont imaginé ce ballet-bouffon sur le modèle d'une tragédie dont ils imitent les contours, en travestissant les contenus. À la référence mythologique, ils ajoutent trois niveaux de lectures qui sont le comique, le burlesque et le parodique. On est ici dans l'univers des spectacles donnés sur les tréteaux de foire – foire Saint Germain ou foire Saint Laurent – qui ont permis à Rameau de faire ses premières armes en adaptant à la scène des œuvres légères, entre vaudeville et parodie de tragédies montées dans des salles plus sérieuses comme la Comédie Française. Des personnages comme Momus, Thalie ou la Folie apparaissent d'abord dans des pièces de foire, Rameau ne fait que les reprendre dans Platée en y adaptant au passage le personnage central des Amours de Ragonde de Jean-Joseph Mouret, une vieille paysanne laide qui fait l'objet d'une tromperie destinée à se moquer d'elle.

La nymphe nymphomane dont nous parle si bien Jean-Philippe Grosperrin dans le texte de présentation du Théâtre du Capitole, n'a pas directement à voir avec la nature même d'une batracienne aristocrate. De grenouilles, il en est question dans la pièce éponyme d'Aristophane, plaisant divertissement qui les met en scène en train de se moquer du dieu Dionysos. Pour le reste, Le Valois d'Orville s'inspirera de Platée ou Junon jalouse de Jacques Autreau où les nymphes adoptent la couleur et le coassement des grenouilles, en y ajoutant maintes allusions sonores à la diphtongue "oi" ("Quoi ?  quoi ?… moi… je crois…").

Œuvre multiple et complexe, Platée aborde la question de l'humour sous plusieurs angles, réservant au spectateur la possibilité de pénétrer le concept de comédie-ballet à différents niveaux et sous plusieurs angles. Évidemment, il y a la caricature – celle de Marie-Thérèse d'Espagne, épouse de Louis de France, fils de Louis XV, qui traînait une réputation de laideronne que Rameau et son librettiste ne pouvaient ignorer. Libre à nous d'imaginer sous les traits de Platée le physique ingrat de cette mariée accédant à l'Olympe de la cour de France dont le destin voulut qu'elle meure en couches peu de temps après.

Il faut également envisager dans cette œuvre une forme de satire sociale prise dans un sens plus large. Et pour cela, considérer l'extrême cruauté de cette blague mise au point par des dieux cherchant à tromper l'ennui et trouver un sujet de divertissement sur le dos d'une naïve naïade. C'est sur cette ligne que se situe la mise en scène de Corinne et Gilles Benizio (de leurs noms de scène Shirley et Dino), déjà auteurs avec leur complice Hervé Niquet de plusieurs spectacles comme King Arthur de Purcell, La Belle Hélène d'Offenbach, La Belle au bois dormant de Herold et plus récemment, Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier. Avec Platée, le mythe est une fois de plus transporté du côté du music-hall et du cabaret ; à commencer par cette Béotie changée par le décorateur Hernán Peñuela en une scène fixe de favelas, avec du linge qui pend des cintres, des maisons construites à la va-vite qui menacent ruine et un piteux double escalier, lointaine imitation d'un Versailles de pacotille. Au sommet de cet amalgame urbain, le studio de la nymphe Platée (rappelant la chambre de Hulot dans Mon Oncle) et un curieux Corcovado surmonté de la statue d'Héra.

Cette allusion (discrète) à la déesse du mariage et de la fécondité est sans doute le point le plus intéressant du décor. Sa présence évoque la rigidité morale de Junon et l'objet de la "feinte" qui se jouera de la naïveté de Platée. La référence convoque également le comique, le burlesque et le parodique dont nous parlions plus haut et dont il n'est pas certain ici qu'ils soient traités tous trois au même degré. En cause principalement, ces adresses au public à participer au spectacle en sollicitant une ligne un peu étouffante, entre grande bouffe et esprit bouffon. Hervé Niquet manie son affaire avec une verve de bateleur, mêlant des allusions potaches à sa grand-mère à des explications de texte. L'ensemble bringuebale gentiment, une trompette de corrida interrompt le dialogue de Platée et Jupiter, on parodie la déclamation des r roulés bref, on s'amuse.

Mathias Vidal (Platée), Jean-Vincent Blot (Jupiter)

"Y a‑t‑il un roi dans la salle ?" demande le chef. Et d'enchaîner en expliquant que point de roi, point de prologue puisque celui-ci n'était interprété qu'en présence d'un membre de la famille royale. L'astuce fait disparaître une demi-heure de musique et envoie aux oubliettes l'histoire des amours comiques de Jupiter, racontés par Thespis, Momus, Thalie et l'Amour. En lieu et place, un numéro où chacun s'interpelle et proteste, entre fosse et coulisses, le rideau s'entrouvrant pour laisser passer un chanteur mécontent ou un technicien de plateau qui demande s'il faut ou pas bouger le décor… Autre entorse notable, le moment où Hervé Niquet intervient dans l'acte I pour demander aux chanteurs de parler entre les airs pour mieux se faire comprendre… adieu récitatifs !

Cette production est comme un défilé dégingandé et fantasque, une foire, un mardi-gras cul par-dessus tête où tout un chacun est chamboulé et travesti. La puissance comique est indéniable et la salle rit de bon cœur avec Hervé Niquet en monsieur Loyal, capable de faire chanter au public un Frère Jacques à quatre voix, avec des irruptions tout-à-trac où se croisent airs de rumba, fandango et Danse des heures de Ponchielli. Là où Carsen à Favart prenait le snobisme raide de la fashion-week comme élément comique (avec l'irruption hilarante du Karl Lagerfeld – Jupiter), Shirley et Dino se saisissent directement du numéro de cabaret en rabotant la hiérarchie comique en créant un tourbillon continu de gags et de ridicule. Que ce soit l'aréopage des dieux, le chœur et les danseurs, tous sont grimés en stars de pacotille. Jupiter en faux Elvis, pantalons pattes d'eph, paillettes, mini-jupes moulantes et talons perchés… c'est toute une palette acidulée movida – Almodovar ou John Waters qui se déplie sous nos yeux.

Un peu perdue visuellement dans ce délire, Platée ici n'est pas une grenouille, juste une vieille fille grimée en pimbêche prétentieuse. Le costume n'est pas outrancièrement "monstrueux" et ne l'isole pas vraiment des autres personnages, contrairement à la version Pelly par exemple. Côté ridicule, les batraciens qui l'environnent ne sont pas en manque. C'est même un déferlement de ridicule si bien qu'au final, il n'y a pas une mais des Platées, comme si en refusant de concentrer sur un seul personnage le portrait-charge, la mise en scène démultipliait la question du vulgaire en une apologie carnavalesque où chacun se grime et se moque de soi. Au milieu d'une telle foire, de quoi et de qui rit-on précisément ? Platée est-elle vraiment un être dont on peut se moquer ? La question se posera dans la dernière scène, avec le rire de Junon qui pourrait très bien s'adresser à elle-même ou aux autres dieux qui l'entourent. Débarrassée de sa voilette et de sa traîne de mariée par de cruels témoins qui cherchent à l'humilier et à la dégrader, la pauvre Platée finira toute seule en sanglots tandis que le chef quitte son pupitre pour venir la consoler dans un silence qui donne un peu d'épaisseur et de recul.

Le plateau réunit un bel ensemble de voix rompues à l'art du chant français, à commencer par le rôle-titre tenu par un Mathias Vidal capable d'un bel abattage et d'une ligne admirablement déhanchée dans le célèbre "Que ce séjour est agréable", avec un sens de l'expression qui laisse percer des accents tragiques dans "Quittez, nymphes, quittez vos demeures profondes". La fureur vengeresse à la toute fin révèle un interprète de tout premier plan, avec une tessiture mais que Rameau a imaginé calquée sur celle de Mercure, tout en inversant le caractère et les intentions entre initiateur et victime, ce que rend parfaitement Pierre Derhet dans le rôle du messager-intrigant. Le Cithéron de Marc Labonnette est parfaitement projeté ("Dieux qui tenez l'univers dans vos mains"), le seul personnage à exprimer vocalement des remords tandis que Jean-Christophe Lanièce en Momus multiplie les pieds de nez, avec un art consommé des œillades dans le phrasé et le style. Marie-Laure Garnier incarne brillamment une Junon au caractère bien trempé ("Haine, dépit, jalouse rage"), avec des tenues qui laissent entendre un timbre très contrasté ("Arrête ingrat") qui fait pâlir l'honnête Jupiter de Jean-Vincent Blot, peut-être trop explicitement débonnaire et pas assez dominateur dès son entrée ("Aquilons trop audacieux"). Marie Perbost troque la lyre d'Apollon contre une guitare électrique avec une énergie scénique qui se perd un peu vocalement dans le souci de ne pas délirer trop haut et ne pas oser en détimbrages et en parlando des accessoires qui auraient pu pousser plus loin sa Folie.

Le Chœur et Orchestre du Concert Spirituel sont placés sous la férule fantasque d'Hervé Niquet qui leur demande une aisance à passer de Rameau au paso-doble (et parfois aux interventions parlées) avec une belle réactivité et une grande souplesse. Le chœur ne force pas le caractère bouffon des alternances syllabique – consonantique, déjà très sollicité par le jeu d'acteur et les événements scéniques. L'orchestre brille d'une palette de cordes très unie, avec des ponctuations très marquée dans la petite harmonie et les percussions.

Marie Perbost (la Folie), Jean-Christophe Lanièce (Momus)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédent"Ma fin est mon commencement"
Article suivantForza, Italiana !

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici