Carmen par Tcherniakov

Au Grand-Théâtre de Luxembourg, une mise en scène inventive et convaincante pour un opéra ultra célèbre.

Carmen par Tcherniakov

LORSQUE L’ON S’APPRÊTE À REVOIR CARMEN se présente bien souvent un démon familier, ennemi du plaisir et de l’enthousiasme et qui se nomme : désenchantement. Comme si, malgré une partition éblouissante et un scénario parmi les plus efficaces, l’opéra le plus rebattu du répertoire se rappelait d’abord au spectateur par la charge imposante de son succès et par la quantité de rengaines syllabaires qu’il renferme – du « To-ré-ador, en ga-aa-ardeu ! » à « Sur les remparts de Sé vi, ii, ii, illeu » en passant par « la garde montante » et ses enfants martiaux, « La fleur que tu m’avais jetée », « Ma mère, je la vois » et son écho féminin ( « Sa mère, il la revoit… »)… Bizarrement, ce sont justement les répliques les plus datées du livret qui font mouche, tout en vieillissant mal. Ce que Dmitri Tcherniakov confirme dans un texte d’introduction brillant et éclairant : « Toutes ces fameuses places ensoleillées de Séville, ces toréadors, ces contrebandiers, ces manufactures de tabac ont désormais des allures de curiosités touristiques. Ces habaneras et l’arrestation de cette bohémienne démoniaque par un soldat sont devenus des poncifs assez mièvres. […] Aujourd’hui, on a besoin de croire à cette histoire et de comprendre en quoi elle se rapporte à nous. Aussi ce spectacle parlera-t-il de nos contemporains : émotionnellement désabusés, nourris d’expériences environnantes amères, remplis de désespoir et d’ironie. […] L’histoire de Carmen – comme nous tous – ils la connaissent bien, de même que l’opéra lui-même. […] Les personnages de notre spectacle ne sont pas exactement les héros de l’opéra Carmen, mais c’est en se retrouvant à l’intérieur de cette histoire célèbre qu’ils se laisseront peu à peu emporter par elle et qu’ils commenceront à la vivre intensément. »

Une thérapie par l’opéra
Lisant ce texte avec grand intérêt (et tout de même un soupçon d’appréhension) avant d’entrer dans la salle, le spectateur dûment prévenu, attend la douche froide et serre les dents. Mais Tcherniakov nous saisit là où nous ne l’attendons pas, en imaginant une trame narrative autre que celle de l’opéra et qui va s’avérer d’un immense intérêt : pariant sur la lassitude du lyricomane, qui n’a plus rien à découvrir avec Carmen, il lui propose de faire de cette lassitude le ressort même du spectacle. Il imagine pour cela une sorte de centre thérapeutique où un quadragénaire amer et désenchanté, allure de cadre frisant le burnout, vient avec scepticisme, accompagné de sa jolie jeune femme pleine de bonne volonté, pour entreprendre une thérapie destinée à le faire retrouver goût à la vie. Au vu des réponses aux divers questionnaires qu’il a remplis, le maître des lieux (rôle parlé) lui prescrit Carmen comme le meilleur anti-dépresseur et lui fait signer un contrat stipulant qu’il doit entrer dans le personnage (Don José) qui lui est attribué. L’ouverture retentit, la jeune femme du cadre amer devient Micaëla, permettant à l’opéra de Bizet de se dérouler jusqu’à la dernière note, et au spectateur d’écouter l’œuvre avec la distance nécessaire à son réenchantement. Tcherniakov insère simplement au long de l’opéra quelques interruptions de ce jeu de rôles, destinées à nous rappeler que l’on joue Carmen à des fins thérapeutiques.

L’ennui comme ressort lyrique…
« On m’a proposé plus d’une fois de monter l’opéra Carmen, et plus d’une fois il m’a fallu refuser, faute de pouvoir ressentir la vraisemblance de cette histoire », écrit Tcherniakov en introduction à sa note d’intention, La force de son projet réside sans doute dans sa radicalité : si Carmen, non seulement ne peut convaincre l’auditeur d’aujourd’hui, mais surtout risque de l’ennuyer, tant l’histoire et la musique sont connues, autant prendre cet ennui prévisible comme le sujet même de la représentation. Mais là où le geste du metteur en scène est passionnant, c’est qu’il va bien au-delà de l’ironie ou de la distanciation, en proposant au contraire à son protagoniste, sommé de vivre les sentiments de Don José, de retrouver par là l’enthousiasme et le goût de vivre. Le spectateur est ainsi invité à se laisser prendre au filet proposé par Tcherniakov : Carmen vous ennuie ? Moi aussi ! semble-t-il nous dire. Entrons dans cet ennui et je vais vous en sortir… par l’écoute de Carmen. Très intelligent et redoutablement efficace.

Entre jubilation et inquiétude
Pour soutenir cette proposition, il faut bien sûr un socle d’imagination théâtrale et d’invention susceptible de faire ressortir toute l’intensité de l’opéra, tout en le considérant avec humour, pour susciter au mieux la complicité du spectateur. Et là, le talent des interprètes est primordial. Cela commence avec l’excellente et hilarante scène du chœur des soldats (remarquable Ensemble Aedes, dont les membres se révèlent acteurs aussi bons qu’on les connaissait bons chanteurs) : d’abord installés tout autour du « patient » Don José, ils portent tous le regard dans sa direction, le considèrent avec un sourire tout à la fois bienveillant et figé – vision onirique, un rien inquiétante, comme elle peut émerger dans l’esprit d’un être en proie à la dépression… Mais ce moment d’inquiétude devient, dans la scène suivante, celle du chœur des enfants, mimés par les hommes, séquence de pure jubilation, comme si Tcherniakov nous proposait dans le même temps de prendre conscience de ce que ce chœur a de gentillet (« Nous sommes la garde montante…) et d’en faire l’objet d’une dérision qui, malgré sa virulence, ne soit pas acide pour autant.

Femme fatale en salopette
L’inventivité du metteur en scène est sans limites ; il nous propose une succession de scènes-clé passées au filtre de son humour et de sa tendresse évidente pour l’opéra, coexistant avec une sorte de critique lucide des poncifs du livret et des visions très « bourgeoisie du 19e siècle » qu’il recèle. La fameuse fleur se coince dans la chevelure de Carmen au moment où elle veut la jeter à Don José, et d’ailleurs elle rate sa cible… La tenue vestimentaire de Carmen elle-même, loin des jupes virevoltantes de bohémienne et des séductions convenues est une sorte de salopette en jean, avec une franche concession au décolleté tout de même et les bras nus, ce qui sied à l’interprète, la belle Eve-Maud Hubeaux, figurant une Carmen plus joyeuse et croqueuse des plaisirs de la vie que fatale à proprement parler. Très convaincante sur ce registre inattendu, elle déroule pourtant son rôle, musicalement, avec toutes les nuances dramatiques où le public l’attend. Une remarquable prestation, tout au long de l’opéra.

De l’ironie à la passion
Michael Fabiano est un excellent Don José, passant du rôle de cadre désenchanté à celui d’amoureux éperdu avec une aisance captivante et particulièrement magnifique au 4e acte. Mais, tout au long de la représentation, la façon dont il assume le balancement entre le rôle antipathique de l’homme à qui « on ne la fait pas » (qui écoute les flons-flons de Carmen avec une méchante ironie au début de l’œuvre) et la vulnérabilité d’un Don José de plus en plus prisonnier d’un action qui le déborde est admirable. Anne-Catherine Gillet campe une Micaëla très émouvante et interprète avec beaucoup de subtilité les nuances qu’associe à ce rôle le metteur en scène. À ce point de vue, le duo tout de même assez mièvre entre Don José et elle au 1er acte (Ma mère, je la vois…etc.) se voit ici représenté comme une scène cruelle, où Micaëla semble suggérer le premier degré de l’amour et l’ambassadrice de l’amour maternel, tandis que Don José singe toute cette gentillesse en en détruisant, mot après mot, la douceur et la bonne volonté… La scène est très féroce dans la signification qu’y insuffle Tchernniakov et les deux interprètes y excellent.

Un toréador assez louche
Jean-Sébastien Bou est tout aussi remarquable dans le rôle d’Escamillo – vu ici comme un « souteneur » assez vulgaire plutôt qu’un toréador prêt à susciter les acclamations d’une foule en délire… Quant à Frasquita (Louise Foor) et Mercédès (Claire Péron), Tcherniakov les associe à Carmen, dans leurs scènes en trio, comme il le ferait de complices et de suiveuses de Carmen, assez ambiguës dans leur mélange de surexcitation et de perfidie. Les deux interprètes semblent évoluer très aisément dans ce registre. Une équipe vocale décidément très harmonieuse, comme en témoignent également les rôles de Zuniga (Jean-Fernand Setti), Moralès (Pierre Doyen), Le Dancaïre (Guillaume Andrieux) et Le Remendado (Enguerrant de Hys).

La musique, enfin !
L’Orchestre Philharmonique du Luxembourg qui, dans cette vision par Tcherniakov de l’opéra-tube du répertoire, a la lourde tâche faire (re)vivre chez l’auditeur toute sa passion pour cette musique, s’en tire merveilleusement : la subtilité de cette partition, souvent dans les nuances piano et pianissimo, contrairement à une certaine tradition qui prévalut par le passé, et qui consistait à faire retentir avec fracas les espagnolades et scènes dramatiques, est ici parfaitement mise en valeur par l’orchestre et son chef, José Miguel Pérez-Sierra.

Photo : Alfonso Salgueiro

Georges Bizet : Carmen. Eve-Maud Hubeaux (Carmen), Michael Fabiano (Don José), Anne-Catherine Gillet (Micaëla), Jean-Sébastien Bou (Escamillo), Louise Foor (Frasquita), Claire Péron (Mercédès), Jean-Fernand Setti (Zuniga), Pierre Doyen (Moralès), Guillaume Andrieux (La Dancaïre), Enguerrand de Hys (Le Remendado). Orchestre Philharmonique du Luxembourg,, dir. José Miguel Pérez-Sirra. Ensemble Aedes, dir. Mathieu Romano. Mise en scène, décors et costumes : Dmitri Tcherniakov. Grand-Théâtre de Luxembourg, 8 mars 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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