Le triomphe de cette Tosca berlinoise est avant tout celui de la Staatskapelle de Berlin : d’une précision impeccable, d’une homogénéité rare, les différents pupitres ont rivalisé de virtuosité, donnant à entendre une pâte orchestrale tantôt rutilante (le Te Deum du premier acte), tantôt diaphane et subtilement évocatrice, comme dans les touches impressionnistes des premières scènes de l’acte III, évoquant l’aube se levant progressivement sur la ville éternelle. Du très grand art, magnifié par l’excellente acoustique du Staatsoper – une salle humaine parfaitement adaptée à ce drame intimiste qu’est le chef-d’œuvre de Puccini – et la belle direction de Julien Salemkour : si l’on peut reprocher au chef allemand deux petites baisses de tension à la fin de l’acte II et lors du duo entre Tosca et Mario au troisième acte, sa direction est globalement flamboyante, lyrique à souhait, puissante mais toujours respectueuse des chanteurs dont elle ne couvre jamais les voix. Certains détails sont par ailleurs finement mis en relief, telle la douloureuse remémoration du duo d’amour confiée au violoncelle avant l’air de Mario, ou encore l’introduction de « E lucevan le stelle », d’une intense poésie ; quant à la scène de l’exécution, elle aura rarement évoqué à ce point une véritable marche funèbre, ponctuée par de sourds accords martelant le rythme tel un sinistre glas.

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Fabio Sartori (Mario Cavaradossi)
© Hermann und Clärchen Baus

La mise en scène d’Alvis Hermanis aura de quoi hérisser les partisans des relectures, transpositions et autres visions iconoclastes des classiques : nous sommes bien à Rome, dans les lieux prévus par le livret, Scarpia est bien le salaud, Tosca la victime et Mario le héros exalté par l’amour et ses convictions politiques. Nous sommes très loin du Trouvère salzbourgeois du même metteur en scène, se déroulant dans un musée, ou de sa Damnation parisienne qui prenait place dans le contexte d'une mission spatiale habitée vers Mars ! Hermanis laisse parler le drame dont il respecte à peu près toutes les composantes (à l’exception de la célèbre pantomime de Tosca après le meurtre de Scarpia), et fait le pari d’un jeu d’acteurs acéré pour assurer à l’œuvre la tension tragique dont ses auteurs l’ont pourvue. Les décors, quant à eux, évoquent sobrement Sant’Andrea della Valle, le palais Farnèse puis le Château Saint-Ange, secondés par des projections de peintures ou de photographies. Au-dessus de la scène, dans un grand cartouche, apparaissent également régulièrement des illustrations façon bande dessinée, explicitant le drame vécu joué sur scène. Si le procédé surprend dans un premier temps, il a le mérite de rendre l’action extrêmement claire : voilà une production qui, si elle ne révolutionne pas notre vision de l’œuvre, séduira sans nul doute les néophytes par son extrême lisibilité !

Vocalement, la soirée réserve quelques belles surprises. Fabio Sartori impressionne par la facilité de son chant. La voix est solide, aisément projetée, mais son Mario reste un peu trop uniformément héroïque. Manquent la fêlure, la part de fragilité qui le rendraient réellement touchant. On attendra en vain, dans « E lucevan le stelle », les nuances piano auxquelles nous ont habitués jadis un di Stefano, il n’y a guère un Carreras, aujourd’hui un Kaufmann, et qui confèrent à cette parenthèse désespérée cette mélancolie poignante qui la rend irrésistible. Ambrogio Maestri tétanise en Scarpia : s’il existe des voix plus larges et plus puissantes, l’attention accordée aux mots et à l’incarnation vocale et physique du personnage est telle que son Scarpia en devient réellement effrayant – au point que l’on est tout surpris de voir le chanteur arborer un sourire plein de jovialité au rideau final !

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Tosca au Staatsoper Unter den Linden
© Hermann und Clärchen Baus

Enfin, Saioa Hernández (remplaçant Anja Harteros initialement prévue) est une splendide Tosca : la voix est longue, large, richement colorée sur l’ensemble de la tessiture, magnifiquement projetée. La femme amoureuse, jalouse, naïve, est incarnée avec beaucoup de sensibilité. Pour que le portrait soit complet, ne manque à la soprano que la capacité à mouiller son chant de larmes, dans des répliques telles « Ed io venivo a lui tutta dogliosa… » (affrontement avec Scarpia au premier acte) ou au tout début du « Vissi d’arte ». La prestation n’en demeure pas moins éblouissante, et est saluée par une spectaculaire ovation au rideau final. Si l’on connaît encore assez mal la chanteuse en France, on pourra l'applaudir l’été prochain dans le rôle-titre de La Gioconda à Orange.

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