A Toulouse, les visions cauchemardesques de Wozzeck

- Publié le 22 novembre 2021 à 08:38
Au Capitole, le spectacle de Michel Fau reconnecte le chef-d'œuvre de Berg au contexte de sa création. Chantant pour la première fois les rôles de Wozzeck et de Marie, Stéphane Degout et Sophie Koch se couvrent de gloire.
Wozzeck

Wozzeck est-il un dernier avatar dans la longue histoire de l’opéra germanique, ou le premier acte de la modernité lyrique ? La question serait sans objet si des décennies d’actualisation n’avaient fini par faire oublier que le drame de Büchner a été écrit au début du XIXe siècle et que, quand Berg s’en empare, les cendres de Mahler sont encore tièdes – alors que Strauss vient d’offrir au monde son Chevalier à la rose, son Ariane à Naxos et sa Femme sans ombre. C’est un retour vers ces sources originelles que revendique le spectacle de Michel Fau, dans des décors (conçus par Emmanuel Charles) qui évoquent Le Cabinet du docteur Caligari, chef-d’œuvre du cinéma expressionniste allemand, tout en semblant puiser leur inspiration chez Kokoschka ou chez le Kandinsky d’avant l’abstraction – les costumes dessinés par David Belugou relevant de la même esthétique.

Le metteur en scène n’oublie pas non plus que dans la Vienne des années 1920, en même temps que le dodécaphonisme, s’épanouit la révolution freudienne, avec la psychanalyse des rêves pour principal apport : l’ouvrage entier sera donc un horrifique cauchemar que fait l’Enfant de Marie, incarné par le jeune comédien Dimitri Doré. Le spectateur plonge dans la conscience de ce personnage désormais omniprésent, matérialisée par un recoin de sa chambre aux perspectives de guingois, où les protagonistes défilent tels des pantins mus par quelque force qui les dépasse.

Visions d’épouvante

On sait gré à Michel Fau de tourner le dos aux lectures naturalistes qui banalisent le drame, pour au contraire en décupler les visions d’épouvante. Mais le metteur en scène n’a-t-il pas tendance à trop préférer la démonstration à la suggestion ? De multiples éléments finissent par surcharger la narration, tel ce gros lapin gonflable qui paraît pendant la scène de chasse, cet ange descendu des cintres un peu plus tard, voire le Christ en personne réincarné sous les traits de l’Idiot, rôle qui prend une épaisseur inhabituelle. Petit à petit les murs de la chambre d’enfant se disloquent, révélant la vue stylisée d’une cité du Nord – sans doute Leipzig, où se déroula le fait divers dont s’est inspiré Büchner pour écrire sa pièce, comme l’atteste la silhouette d’un lion côté cour, semblable à celui qui trône au sommet de l’hôtel de ville. Après de multiples instants de grâce, la fin verse dans le grandiloquent, l’Enfant reparaissant, suivi du Christ, non sur son misérable cheval de bois, mais en majesté sur une statue équestre.

Dans la fosse, chaque pupitre apporte sa touche à une riche palette de couleurs et, flattés par une acoustique si généreuse, les climax prennent une expansion phénoménale. Mais en ce soir de première, l’Orchestre du Capitole semble encore chercher ses marques dans les méandres de la partition, si bien que Leo Hussain peine à insuffler le grand vent lyrique qu’il faudrait pour reconnecter l’œuvre à ses racines romantiques.

Retour aux sources

Ce lyrisme, la distribution nous le rend au centuple, car personne, sur scène, ne sacrifie les grâces du chant sur l’autel d’une fausse tradition expressionniste – ce qui, là encore, constitue une forme de salutaire retour aux sources. Victoire absolue pour Stéphane Degout, dont la douceur des phrasés souligne l’hébétude du pauvre soldat Wozzeck, avec à la fois une tendresse juvénile dans le timbre, d’infinies délicatesses dans la diction, et assez de puissance pour atteindre la transe dans ses hallucinations. Autre prise de rôle à marquer d’une pierre blanche, la Marie de Sophie Koch oscille entre Kundry, par son soprano à l’érotisme ensorcelant, et Lolita, par ses minauderies savamment calculées qui donnent aux mots un relief singulier, à l’incarnation un feu ravageur. Le duo formé par le Capitaine et le Docteur s’avère parfaitement complémentaire, le verbe et les aigus percutants de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke répondant au baryton toujours plein de sève, mais comme écrasé par une lasse fatalité, de Falk Struckmann.

Avec le fringant Nikolai Schukoff en Tambour-Major, le mezzo velouté d’Anaïk Morel en Margret, c’est Byzance pour les seconds rôles ! Ce que confirment encore l’Andres de Thomas Bettinger, les Ouvriers de Matthieu Toulouse et Guillaume Andrieux, ou encore l’Idiot de Kristofer Lundin, qui tous communient dans l’excellence.

Wozzeck de Berg. Toulouse, Théâtre du Capitole, le 19 novembre. Prochaines représentations les 23 et 25 novembre.

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