Création du deuxième opéra de Thierry Escaich au Théâtre des Champs-Elysées

- Publié le 9 mars 2021 à 01:10
Sur un livret d'Olivier Py, qui signe également la mise en scène, "Point d'orgue" a été conçu comme une suite à "La Voix humaine" de Cocteau et Poulenc.
Point d'orgue de Thierry Escaich

Pendant la pandémie, on continue même à créer des opéras. Conçu comme une suite à La Voix humaine, Point d’orgue de Thierry Escaich a vu le jour la semaine dernière au Théâtre des Champs-Elysées, devant une salle où n’avaient pris place que quelques journalistes et professionnels. Heureusement, micros et caméras étaient là pour assurer des diffusions audio (sur France Musique le 27 mars) et vidéo.

Avant de découvrir le deuxième ouvrage lyrique d’Escaich (le premier, Claude, avait déjà fait forte impression), voici donc l’opéra téléphonique de Cocteau et Poulenc. Elle, l’unique personnage, s’appelle ce soir Patricia Petibon. Fidèle à son habitude, l’artiste se donne entièrement, avec une attention particulière au texte (on ne perd pas un mot), très en voix, même si ses aigus droits comme un i (et souvent trop bas) restent affaire de goût. Tout comme une tendance à sur-jouer, qui transparaît là par une minauderie, ici par l’outrance de quelques ricanements relevant de la pire tradition vériste.

Un chien passe…

Il faut dire que le spectacle d’Olivier Py ne fait pas non plus dans la dentelle, montrant ce que Cocteau avait pris soin de seulement suggérer. Ainsi, la scène du chien (si problématique que Denise Duval, la créatrice, avait obtenu de Poulenc qu’il la coupe) devient encore plus embarrassante quand paraît un vrai molosse au côté de la protagoniste. On voit également passer l’amant de madame, téléphone portable à l’oreille, accompagné du valet Joseph (on comprendra pourquoi dans Point d’orgue). Elle préfère communiquer par Skype (ou une autre application du même genre), via son ordinateur : originalité qui n’apporte rien, si ce n’est quelques anachronismes (lors des dialogues avec l’opératrice, notamment).

Le décor de Pierre-André Weitz représente une chambre dont les dimensions modestes accentuent le sentiment d’oppression, perchée au milieu du cadre de scène. Lustre en cristal et tentures rouges : nous sommes bien à l’opéra. Au mur, une reproduction de l’Ophélie du peintre britannique John Everett Millais, qu’Elle finira par décrocher, pour éviter peut-être de se noyer dans sa propre détresse. Le clou du spectacle : lorsque la femme abandonnée chante « je devenais folle », la chambre se met à tourner sur elle-même et tout se renverse, pour figurer le basculement psychique qui est à l’œuvre.

Relation toxique

Puis le rideau se lève sur Point d’orgue. La chambre est toujours là, qui tournera encore plusieurs fois sur elle-même – bravo aux machinistes. Un vrai capharnaüm y règne désormais. A jardin on découvre un vestibule, à cour une salle de bains. C’est là que Lui (l’homme qui parlait à Elle dans La Voix humaine), vit reclus, sous l’emprise de L’Autre (Joseph), avec qui il entretient une relation toxique. Un dialogue s’engage entre les deux personnages, dans lequel les rapports de pouvoir et de domination laissent place à des méditations sur la vanité des choses. Quand Elle paraît, ce n’est plus l’oiseau blessé de la pièce de Cocteau, mais une femme forte qui tente de délivrer celui qu’elle aime. N’y parvenant pas, Elle reprend sa liberté, laissant Lui à ses démons.

Malgré (ou grâce à) la contrainte d’une écriture en dodécasyllabes, le livret d’Olivier Py allie un certain naturel de la langue à quelques belles envolées poétiques. Mais les longues digressions, parfois obscures, dans lesquelles s’engagent les protagonistes, distendent le drame au point qu’il en devient filandreux. Le théâtre et la force des caractères, on les trouve donc plutôt dans des lignes vocales à la fois fiévreuses et sensibles, respectueuses de la prosodie et évitant toute aridité – talon d’Achille de tant d’opéras contemporains. Cette générosité du chant est encouragée par un orchestre foisonnant et hyperactif, qui laisse entendre de fascinants alliages de timbres, relevés par quelques accords de clavecin, une percussion abondante, un célesta… Si l’écriture d’Escaich s’inscrit dans une tradition française à laquelle appartient Poulenc, jamais le cadet ne cherche à imiter l’aîné, affirmant la puissance de son propre langage.

Interprètes d’exception

Pour défendre une partition si dense, il fallait des interprètes d’exception. Alors que Patricia Petibon ne fait que passer, Jean-Sébastien Bou (Lui) et Cyrille Dubois (L’Autre) accomplissent chacun un formidable numéro de chanteur acteur. Le premier préservant le galbe irrésistible de son baryton jusque dans les tréfonds de son accablement dépressif, le second se jouant avec un éclat diabolique des escarpements que lui a réservés le compositeur.

Dirigeant l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine dans les deux ouvrages, Jérémie Rhorer confirme son rang parmi les grands chefs lyriques d’aujourd’hui, à la fois guide et accompagnateur attentif dans La Voix humaine. Et dans Point d’orgue, faisant rougeoyer, d’un geste implacable, le somptueux torrent de lave sorti de la plume de Thierry Escaich.

La Voix humaine de Poulenc ; Point d’orgue d’Escaich. Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 5 mars. Diffusion sur France Musique le 27 mars à 20 h.

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