Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Don Giovanni (1787)
Dramma giocoso en deux actes sur un livret de Lorenzo Da Ponte,
Créé à Prague le 29 octobre 1787

Mise en scène : John Fulljames
Décors : Dick Bird
Costumes : Annemarie Woods
Chorégraphie : Maxine Braham
Lumières : Fabiana Pizzoli
Conception des projections vidéo : Will Duke

Don Giovanni : Tassis Christoyannis
Donna Anna : Vassiliki Karagianni
Don Ottavio : Yannis Christopoulos
Le Commandeur : Petros Magoulas
Donna Elvira : Anna Stylianaki
Leporello : Tassos Apostolou
Masetto : Nikos Kotenidis
Zerlina : Chrissa Maliamani

Orchestre et chœur de l’Opéra National de Grèce
Direction musicale : Daniel Smith

Spectacle capté les 10, 12 et 15 décembre 2020 à l’Opéra National de Grèce, en ligne jusqu'enjuillet 2021

N’ayant pu, contraintes sanitaires obligent, être représentée comme prévu, cette nouvelle production de Don Giovanni signée John Fulljames rejoint le site de streaming de l’Opéra National de Grèce, GNO TV. L’occasion d’entendre et de voir Tassis Christoyannis dans le rôle-titre, formidable vocalement et scéniquement, et une mise en scène qui propose de bonnes idées. Située dans un hôtel, l’action voit se croiser les différents personnages au détour d’un hall, d’un couloir ou d’une cour, jusqu’au moment où le héros se voit contraint, métaphoriquement, de payer sa note. La production déçoit en revanche sur le plan musical, avec un orchestre qui manque d’inspiration et des interprètes pas tous à leur meilleur, même si le spectacle se déroule sans temps mort.

Zerlina (Chrissa Maliamani), Don Giovanni (Tassis Christoyannis) et Masetto (Nikos Kotenidis)

https://tv.nationalopera.gr/opera/don-giovanni/

Voilà quelques mois maintenant que l’Opéra National de Grèce a mis à disposition du public sa chaîne de streaming GNO TV qui, après une Madame Butterfly portée par Ermonela Jaho et Gianluca Terranova (voir le lien ci-dessous), présente une nouvelle production de Don Giovanni créée et captée en décembre 2020.Encore des amours malheureuses donc, bien que dans un registre radicalement différent, et on se réjouit de pouvoir découvrir cette nouvelle mise en scène signée John Fulljames alors que les contraintes sanitaires n’ont pas permis sa création en présence du public. Par le biais de GNO TV et pour la somme de dix euros, le spectateur peut ainsi avoir accès à cette production qui restera en ligne jusqu’à fin juillet 2021.

C’est un Don Giovanni tout à fait contemporain que John Fulljames nous donne à voir et l’action, qui semble se dérouler uniquement de nuit, prend place dans un hôtel. On pense alors immédiatement à la mise en scène de Sven Erich Bechtolf à Salzbourg (2014), mais l’idée est toujours aussi pertinente si l’on veut moderniser le propos : les hôtels sont en effet un lieu de rencontre entre des individus de diverses classes sociales, un lieu où l’on se croise souvent au détour d’un hall ou d’un couloir – un lieu qui peut accueillir le mariage de Zerlina et Masetto également. Mais la très bonne idée de John Fulljames est de penser l’hôtel comme un lieu où, chaque jour, on nettoie, on efface les traces de la veille et où il faudra toujours, finalement, payer sa note : belle métaphore du châtiment qui attend le héros, et le moins que l’on puisse est que la note de Don Giovanni fut particulièrement salée.

"L'hôtel du libre échange": Donna Anna (Vassiliki Karagianni), Don Giovanni (Tassis Christoyannis), Donna Elvira (Anna Stylianaki), Don Ottavio (Yannis Christopoulos), Leporello (Tasos Apostolou)

L’hôtel en question est assez élégant voire branché avec son immense aquarium et ses vues de grattes ciels, on y fait la fête, on y boit du bon vin, et il possède surtout un service de nettoyage redoutablement efficace pour faire disparaître tout ce qui fait tache – une soirée trop arrosée et en bonne compagnie, ou une scène de crime. Un peu effrayants d’ailleurs ces employés qui débarrassent en un temps record toute trace de la mort du Commandeur et transportent le cadavre dans un chariot à linge. Un peu inquiétante aussi cette arrière-cour où se déroule une bonne partie du deuxième acte, et ces ascenseurs qui ferment toujours leurs portes trop tôt ou trop tard : trop tôt pour que Donna Elvira rattrape Don Giovanni, mais trop tard pour cacher le héros et Donna Anna aux yeux du Commandeur.

Donna Elvira (Anna Stylianaki) et Don Giovanni (Tassis Christoyannis)

Le rideau se lève dès l’ouverture sur la chambre de Don Giovanni – numéro 666 – où le personnage est couché en compagnie de deux femmes et d’un homme après une soirée visiblement bien alcoolisée, réveillé par Leporello et les employés de l’hôtel qui viennent remettre de l’ordre. Mais une fois franchi le seuil de la chambre pour sortir dans le couloir, une fois passé de la sphère privée à la sphère publique, c’est un Don Giovanni élégant qui apparaît : costume rayé, montre en or, cheveux poivre et sel, on sent l’homme riche et sûr de lui ; pas le jeune débauché mais le séducteur mûr, comme chez lui dans cet hôtel, et qui semble moins dans un désir effréné de conquêtes que dans une forme de routine lorsqu’il séduit. Croisant alors Donna Anna, qui lui ouvre volontairement la porte de sa chambre, plus de secret quant à l’identité de celui qui s’est introduit auprès d’elle et a tué le Commandeur – ce qui pose un problème de cohérence plus tard dans le « Don Ottavio son morta » que John Fulljames n’a pas su résoudre. Entre Donna Anna tentant sans grande conviction de retenir Don Giovanni et un meurtre, certes, mais qui a presque des allures de hasard ou d’accident, la première scène tombe un peu à l’eau et ne lance pas l’intrigue avec l’énergie et l’intensité dont on aurait besoin.

Finale acte I – Leporello (Tasos Apostolou), Donna Elvira (Anna Stylianaki), Don Giovanni (Tassis Christoyannis), Donna Anna (Vassiliki Karagianni), Masetto (Nikos Kotenidis), Zerlina (Chrissa Maliamani)

Heureusement, la mise en scène acquiert progressivement un rythme et une densité qui maintiennent davantage le spectateur en haleine : l’arrivée de Donna Elvira et des invités du mariage dans le hall de l’hôtel fonctionne bien, tout comme la scène de la fête où tous sont masqués – et Don Ottavio travesti – dans une ambiance très vaguement sado masochiste, chacun s’amusant mais le drame venant rattraper les personnages de manière d’autant plus frappante.

Zerlina (Chrissa Maliamani) et Masetto (Nikos Kotenidis) ; en haut : Leporello (Tasos Apostolou) et Don Giovanni (Tassis Christoyannis)

L’acte II se déplace, comme il se doit, à l’extérieur de l’hôtel d’où Don Giovanni et Leporello ont vue sur les fenêtres des différentes chambres. On découvre alors le héros particulièrement joueur lorsqu’ils échangent leurs vêtements pour tromper Donna Elvira puis Masetto, on voit chez lui un plaisir à la mise en scène et à la duperie. De même, et c’est une bonne idée de John Fulljames, le « Deh vieni alla finestra » ne s’adresse pas à une seule femme mais à une multitude, les fenêtres s’éclairant progressivement et laissant deviner diverses occupantes de l’hôtel : là encore c’est le jeu, c’est le plaisir de séduire qui prime – d’ailleurs Don Giovanni n’a le temps de monter dans la chambre d’aucune.

Don Giovanni (Tassis Christoyannis) et Leporello (Tassos Apostolou)

La scène dite du cimetière laisse un peu dubitative, le cimetière justement étant remplacé par une chambre froide où pendent des carcasses d’animaux – à la Lady McBeth de Mzensk de Warlikowski – et le cadavre du Commandeur. Sans vouloir tout révéler, la mise en scène tourne un peu au film d’horreur, tout comme la scène du « Non mi dir » ; pourquoi pas, et c’est même efficace visuellement, mais le drame perd un peu en consistance : l’idée de châtiment, et tout le contenu moral qu’elle suppose, sont un peu sacrifiées durant ces quelques minutes au sensationnel et au gore. Mais John Fulljames parvient à rectifier le tir grâce à une scène finale très réussie : on revient là où l’action avait commencé, c’est-à-dire sur le lit de Don Giovanni, avec les figurants du début. Pas de dîner au sens propre, mais un plan à quatre auquel Donna Elvira, pour filer jusqu’au bout la métaphore du repas, est invitée à se joindre. Interrompu par un Commandeur bien peu fantomatique, Don Giovanni finit dans les flammes : sa dette – sa note ? – est payée, et les employés de l’hôtel peuvent venir nettoyer la chambre, prête à accueillir un nouvel occupant.

Cette mise en scène est globalement prenante, cohérente, et avec quelques vraiment bonnes idées. C’est musicalement que l’on est moins à la fête à cause d’un orchestre assez peu inspiré, qui s’applique mais n’a ni l’élan ni l’élégance dans la nuance qu’on attend. Placé sous la direction de Daniel Smith, tout est un peu massif, par blocs, et si cela passe dans la dernière scène, les airs plus délicats déçoivent un peu. On remarque quelques choix de tempo pas franchement convaincants – un « Batti, batti » précipité dans la première partie, et qui traîne un peu dans la seconde, un « Il mio tesoro » qui ne favorise pas le lyrisme – et surtout de trop nombreux décalages entre la fosse et le plateau.

Vocalement, la distribution est en demi-teinte : si la Donna Anna de Vassiliki Karayanni manque dans sa première scène de projection, la voix gagne progressivement en impact et on regrette qu’elle manque de corps pour pleinement exprimer les émotions du personnage, car l’interprète s’engage dramatiquement dans son rôle. La Donna Elvira d’Anna Stylianaki est ici réduite à son minimum puisqu’elle est privée de son « Mi tradi », et surtout vouée quasi exclusivement à être en colère sur scène ; John Fulljames la prive également de la noblesse et de l’élégance dont le personnage est d’habitude paré puisqu’elle entre sur le plateau affublé d’un ciré jaune et d’un look au mélange d’imprimés douteux. On aurait aimé l’entendre davantage pour se faire une meilleure idée des possibilités expressives de sa voix, mais elle a en tout cas les moyens du rôle.

Zerlina (Chrissa Maliamani), Donna Elvira (Anna Stylianaki) et Don Giovanni (Tassis Christoyannis)

La Zerlina de Chrissa Maliamani et le Masetto de Nikos Kotenidis sont tous les deux convaincants, sans naïveté et expressifs, tandis que Don Ottavio est, comme presque toujours avec ce personnage, tout à fait falot. Le ténor Yannis Christopoulos ne démérite pas dans « Il mio tesoro » (puisque c’est la version originale de l’œuvre qui a été choisie, ce qui explique l’absence de « Dalla sua pace » et de « Mi tradi », ajoutés plus tard par Mozart pour les représentations viennoises), mais on en a entendu des interprétations plus élégantes et soignées.

Zerlina (Chrissa Maliamani) et Don Giovanni (Tassis Christoyannis)

Rien à redire en revanche sur la prestation des trois dernières voix masculines de la production : le Commandeur de Petros Magoulas a la voix et l’autorité du rôle, le Leporello de Tasos Apostolou a un timbre superbe et ne tombe jamais dans la farce lourde et caricaturale ; mais surtout Tassis Christoyannis est un Don Giovanni vocalement magnifique, engagé dans le texte et dans le drame, et qui donne de sa personne tout au long de l’œuvre. Une très belle performance qui le confirme – mais en est-il vraiment besoin ? – comme l’un des meilleurs barytons actuels, dont les qualités de jeu n’ont rien à envier aux qualités vocales, et inversement.

Il reste donc quelques mois pour regarder cette production, pas imperfectible, mais dans laquelle on ne s’ennuie pas et qui ne manque pas d’idées. Elle est à retrouver au lien suivant :

https://tv.nationalopera.gr/opera/don-giovanni/

Don Ottavio (Yannis Christopoulos), Donna Elvira (Anna Stylianaki), Leporello (Tasos Apostolou), Masetto (Nikos Kotenidis), Zerlina (Chrissa Maliamani), Donna Anna (Vassiliki Karagianni)
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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.

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