Princesse Czardas à l’Opernhaus Zürich : les bienfaits de l’excès

Xl_princesse-czardas-opernhaus-zurich-2020 © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Le livret de l’opérette Princesse Czardas a vécu un « avant » et un « pendant » Première Guerre mondiale, les deuxième et troisième acte ayant été rédigés en 1915, un an après l’élaboration du premier. Les considérations des personnages s’en trouvent plus sombres, quoique à l’affut de caps plus joyeux pour oublier le pessimisme ambiant. Dans la production de Jan Philipp Gloger – qui aurait dû être créée en avril dernier et dont les répétitions avaient été interrompues par la COVID-19 – , le champagne continue de couler à flots, à la différence que la critique sociale s’y greffe sans cesse. Les nouveaux riches parcourent les mers du globe à bord d’un luxueux yacht sur lequel s’affaire un personnel de bord aux petits soins, prêt à « faire le spectacle » pour divertir ses employeurs. Les conflits de la populace et les pandémies sont le cadet des soucis de cette élite volontairement en fuite autarcique. La fin du monde est l’alibi des grandes valses aveugles : la tempête devient l’occasion d’une fête en gilet de sauvetage, les espèces animales entament leur dernière danse en couple avant leur extinction (par l’ingestion des déchets dans l’océan), et on oublie l’explosion de la Terre – vue depuis une autre planète – en montrant aux extraterrestres comment trinquer. À l’instar des anciens James Bond, cette aristocratie voyage au bout du monde à l’abri (scénaristique) de la mort.


T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf


T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

En l’état, la production énonce clairement ses idées par le biais de sa délectable surenchère kitsch et de ses clichés modernisés 100% assumés (on est dans l’opérette, après tout !). Si on regarde le livret – ici adapté et actualisé – de plus près, on s’arrache un peu les cheveux pour y déceler une concordance exacte des péripéties originelles. Mais est-ce vraiment un problème ? La donnée-clé de Die Csárdásfürstin est l’impossibilité du mariage entre deux classes sociales. Sylva la chanteuse de music-hall est ici femme de ménage sur le bateau ; le prince Edwin est le jeune héritier du propriétaire. En réalité, les émois identitaires de cette ménagerie humaine ont autant de valeur que les duperies en costumes entre Budapest et Vienne. Dans un cas ou dans l’autre, on fait table rase du passé, on va d’un port à l’autre. Jan Philipp Gloger a créé sa propre réalité de l’œuvre, complètement plausible car enracinée dans le postulat de la domination au sens large, depuis l’échange complexe entre maître et valet (que personne n’irait contredire dans les opéras de Mozart ou de Rossini) jusqu’au legs écologique. On en revient donc aux forces en présence, à l’incertitude de l’avenir, aux incidences des actions passées et des modèles préalablement instaurés.

En ce début de saison, l’Opernhaus Zürich a mis en place un dispositif inédit pour permettre aux représentations de se tenir en toute sécurité (sanitaire). La Philharmonia Zürich et les Chœurs de la maison suisse interprètent – avec la distance suffisante entre leurs constituants – leur partition dans une salle située à quelques centaines de mètres. Les chanteurs solistes se produisent sur la scène de la Sechseläutenplatz avec le retour son de leurs collègues dans des haut-parleurs. On a pu profiter du spectacle grâce au streaming live gratuit proposé par l’Opéra ce week-end (dans le cadre d’ « oper für alle digital », aux côtés de la nouvelle production de Boris Godounov par Barrie Kosky et la Maria Sturda de David Alden que nous avons vue en ces murs en 2018), donc on ne saurait dire si les volumes sonores étaient bien équilibrés in loco. En revanche, on a pu se rendre compte de la mise en place sans anicroche entre la « néo-fosse » et le plateau grâce à la prestation haletante du chef Lorenzo Viotti. De cette musique entre ivresse rotationnelle viennoise et sursauts rythmiques balkaniques, il produit une synthèse peu commune de fête et d’instantanéité. Sous sa baguette, l’orchestre danse tout en se tenant prêt à bondir, s’exprime en émouvantes largeurs aux profonds accents. Le rubato est omniprésent, extraordinairement filé, et la musique respire en bouffées régénératrices, sans compter l’offrande d’espaces sonores invitant à des solos superlatifs (notamment violoncelle, violon, clarinette).


T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

La distribution sert la composition d’Emmerich Kálmán comme du caviar, à commencer par Pavol Breslik (Edwin) qui se plonge à corps perdu en prince charmant vocal dans le lyrisme de velours que peut oser l’opérette, également assuré de somptueux graves. Sa partenaire Annette Dasch (Sylva) met plus de second degré à l’ouvrage, mais reste puissante, dramatique et exaltée sous les deux casquettes de la femme de chambre et de la star de cabaret. Elle maîtrise comme personne le tracé des sentiers vers lesquels elle s’oriente et souhaite emmener le public, ce que lui confère aussi ses grands talents d’actrice. Spencer Lang sert admirablement son personnage d’infatigable teufeur le verbe rieur et la projection haute et fine. Rebeca Olvera fait de Stasi une femme d’influence aux lignes réfléchies, tandis que Martin Zysset donne vie à une voix « opérettatique » malgré quelques soucis de placement.

La croisière s’amuse encore et toujours. L’amertume du propos n’empêche pas de reprendre une part de ce gâteau d’anniversaire rêvé, au contraire !

Thibault Vicq
(opernhaus.ch, 25 septembre 2020)

Princesse Czardas (Die Csárdásfürstin) d’Emmerich Kálmán, à l’Opernhaus Zürich jusqu’au 11 octobre 2020

Crédit photo © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

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