Sentir la présence d'un metteur en scène ou d'un chanteur porter toute une production est une expérience en soi. Ç'en est une autre, plus réjouissante encore, que de constater qu'au cours d'une soirée, chanteurs, costumiers, artificiers, bref l'ensemble du personnel impliqué dans le processus de création se confond dans la même excellence. Un tel alignement des astres s'est produit ce jour-là, pour la deuxième représentation du Rosenkavalier dirigé par Zubin Mehta et mené par André Heller, rendant, sans prétention ni révolution, la soirée mémorable.

Côté voix, le casting est cinq étoiles. Dans le rôle attendu de la Maréchale, Camilla Nylund surprend sans cesse, parvenant à combiner la robustesse d'une grande soprano dramatique et une iridescente légèreté dans les aigus qui rappellent l'aisance d'une Lucia Popp, par exemple. Le tout servi par une prestance toute aristocratique. Michèle Losier, en Octavian, s'impose d'entrée de jeu par un legato originalement tendre, avant d'éclater en des fortissimo dont l'intensité cloue sur place. Mais c'est à la jeune Nadine Sierra que doivent aller les plus beaux éloges. Ses premières interventions, dans le deuxième acte, atteignent les sommets d'une pureté qui ne semble pas – ou ne semblait plus – de ce monde. Car les nuances piano de Nadine Sierra sont de ceux qui éveillent de vieux souvenirs, d'une luminosité et d'une pudeur que l'on croyait absente de la scène musicale contemporaine.

Du côté de ces messieurs, le truculent Günther Groissböck cabotine comme jamais, trafiquant son timbre chaleureux à presque chacune de ses interventions pour mieux incarner l'immonde Baron Ochs. C'est vulgaire à souhait mais on en redemande ! Quand à Roman Trekel, qui souffre un peu de la comparaison avec ses illustres collègues, il tire son épingle du jeu en incarnant un Faninal des plus nuancés, avec un revigorant tonus rendant justice à un travail scénique enjoué.

L'orchestre de la Staatskapelle semble très à l'aise dans ce classique du répertoire. L'inverse aurait été étonnant, avec Zubin Mehta à la baguette. Le solo de trompette, avant le fameux trio final, est remarquable, pâlement murmuré, tout en contenant toute la charge dramatique du dénouement à venir.

La mise en scène de André Heller ne prétend pas changer la face du monde de l'opéra et ne propose pas non plus une réinterprétation de l'argument fort daté du Chevalier à la rose. Cette humilité étant posée, l'équipe peut sortir les grands moyens : c'est une profusion de couleurs, une débauche de costumes, une multiplication d'accessoires, dont le nombre et la teneur semblent tout droit sortis d'un rêve. Les décors (Xenia Hausner) ont d'ailleurs quelque chose d'onirique, avec au premier acte comme l'intérieur d'un kaléidoscope de feuilles et de fleurs, au creux duquel se loverait le nid d'amour de la Maréchale et d'Octavian. Au deuxième acte, nous voilà au vernissage d'une exposition de Klimt (d'ailleurs nommé parmi les figurants) dans un intérieur cossu aux moulures toutes viennoises. Enfin, le troisième acte voit Ochs séduire Mariandl dans un salon oriental aux multiples lanternes. À chaque fois, la lumière et les éléments de décors sont dosés avec beaucoup de goût. C'est notamment le cas à la fin du deuxième acte, lorsque les lumières s'éteignent et qu'un éclairage vient délicatement colorer les peintures de Klimt en arrière-plan, comme si elles étaient peintes en direct par une force invisible.

Il faut dire encore un mot des magnifiques costumes de Arthur Arbesser, conçus avec un soin des plus exigeants. L'ouverture du deuxième acte a quelque chose d'un défilé, quand le moindre des rôles secondaires éblouit, vêtu d'une robe à paillettes, de crinolines, de frou-frous, le tout dans des tons Art déco qui rendent hommage aux origines viennoises du metteur en scène. On applaudira surtout les tenues de la Maréchale et particulièrement celle du premier acte, composée de plusieurs strates d'étoffes, parfait équilibre entre la robe de chambre et la tenue de ville. Certes, la cohabitation de tenues Art déco et de costumes dix-huitième (comme celui d'Octavian) est des plus saugrenues, mais ce genre de « kitsch transversal » ravit finalement dans une œuvre qui ne se prend guère au sérieux.

La Staatsoper de Berlin a eu raison d'accorder toute sa confiance à André Heller qui a su s'entourer de tout le personnel compétent pour construire une mise en scène élégante, précise et fourmillante de détails. On n'en aura ici dit que peu de choses, et pour prendre la mesure d'un succès qu'une standing ovation ne démentit pas, il faut se précipiter à la dernière de cette production – qu'on pourra avec bon espoir retrouver ces prochaines années.

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