Alice aux pays des merveilles revisitée au Royal Opera House
La mise en scène est particulièrement appréciée pour sa féerie didactique, permettant de suivre une musique intrigante et particulièrement complexe. Le visuel limpide et le sonore curieux s’opposent ainsi, mais dans un effet surréaliste correspondant à l’œuvre de Lewis Carroll. Bien loin de la version animée –et très infidèle– de Disney, l’histoire de cette jeune fille est rendue dans sa dimension ludique et limpide (avec ses personnages emblématiques et sa guerre entre les royaumes du rouge et du blanc), mais aussi de complexe cauchemar loufoque.
La
mise en scène d’Antony McDonald illumine ses costumes par des
effets spéciaux, visuels et gestuels contribuant au dynamisme de
l’ensemble : une traversée, via de courts tableaux enchaînés,
à la rencontre des personnages déjantés (chacun avec son
accessoire pittoresque), dévalant le plateau dans un chaos calculé,
tout en parlant anglais, français, allemand et russe (dans un même
chœur). Comme dans l’œuvre originelle, le voyage mène la jeune
fille à la maturité.
La distribution vocale s’attaque avec conviction à cette
partition, la plupart dans des multi-prises-de-rôles aux caractères
(théâtraux et vocaux) fort divers. La soprano irlandaise Claudia Boyle s’élance par un jeu énergique et solide dans le périlleux
rôle de la petite Alice. La voix déploie un naturel aisé et facile.
Aérienne et souple, la ligne traduit l’innocente juvénile, mais
ses extrêmes aigus savent monter jusqu’au contre-mi sur plusieurs
notes d’affilée ou gravir les vocalises en octaves. Le tout assis sur des graves en voix de poitrine, largement exploités avec une endurance remarquée.
La mezzo-soprano anglo-irlandaise Clare Presland (incarnant la Reine Rouge, la Reine de Cœur, la Duchesse, une fausse tortue, une passagère et une huître !) se prend à un jeu aussi sensible que sévère et affirme une assurance convaincue. Le timbre léger s’élève et prend de l’ampleur sur chacune de ses apparitions. Les aigus exigés sont soutenus jusqu'au cri puissant et conséquent dans la salle.
Jouant en partie dans le camp opposé, et complétant le brelan fourni de tessitures féminines, la contre-alto anglaise Hilary Summers (La Reine Blanche, un loir, une fleur, une fausse tortue, une cuisinière, une passagère et une huître, aussi !) est robuste et parait infatigable. Voix timbrée et à la chaleur presque masculine, elle déclame son texte dans les aigus avec sûreté et entretient le charisme notable. Cependant, les graves et certaines de ses répliques manquent de projection, trop couvertes par l’orchestre.
Fonctionnant à plusieurs reprises en quatuor, les quatre chanteurs font preuve d’une synchronisation vocale exemplaire. Le ténor gallois Sam Furness (Le Roi Blanc, le lapin blanc, le chapelier, Tweedledum, une grenouille-valet, un faon, une botte, un cake, un bébé, un passager et Daisy, rien que ça !) dévoile une voix assurée et claire. Investi, il théâtralise sa ligne pour donner vie à ses créatures et n’hésite pas à prendre des initiatives scéniques et vocales. Les rôles du lièvre de Mars, Tweedledee, d’une grenouille, d’un garde, du messager, d’une botte, d’un cake, d’un bébé, d’un passager et de Daisy (n'en jetez plus !) sont attribués au ténor américain Peter Tantsits au grain de voix juste et dans l’ensemble contrôlé, manquant parfois un peu de soutien et dont les aigus sortent un peu essoufflés. Le jeu plus réservé se perd un peu par moment mais suit les interactions avec ses collègues. Le baryton anglais Mark Stone, assurant les rôles du chevalier blanc, du chat du Cheshire, d’un soldat, d’une botte, d’un cake, d’un bébé, d’un passager et de Daisy (aussi !) provoque de formidables rires. Voix profonde et marquante dans sa globalité, le timbre homogène encadre ses lignes. Son intervention en chevalier blanc parlant à Alice, dynamise la scène après un seul et langoureux passage instrumental dans lequel les deux chevaliers vont se battre en duel médiéval sur des chevaux marionnettes. Enfin, la basse australo-américaine Joshua Bloom (Humpty Dumpty, Le Roi de Cœur, le chevalier rouge, une botte, un cake, un bébé, une huître, un passager et Daisy, aussi) se montre tout aussi expressif et digne. Voix ample et timbrée généreusement dans les ensembles comme dans ses solos, notamment l’air d'Humpty Dumpty (qui reprend le thème de l’Ode à la joie à la Neuvième symphonie de Beethoven).
À la direction de l’Orchestre symphonique de la maison, le chef Thomas Adès encourage l’ensemble des pupitres à travers une battue distincte et une gestuelle expressive dans les moindres détails (mais avec un enthousiasme dans les tutti qui va jusqu'à couvrir les chanteurs). L’exposition de l’orchestre est à son débit maximal et donne du corps à la musique.
Le succès est unanime dans la salle pour ce rêve éveillé d’Alice, qui résonne encore aux oreilles dans quelques vocalises hautement perchées mais facilement mémorisables.