Fallait-il tirer de leur sommeil le bien oublié Anton Rubinstein et son Démon, créé à Saint-Pétersbourg en 1875 et qui fut en son temps un énorme succès ? À l’issue de la troisième représentation bordelaise, très réussie, la réponse est clairement oui. La musique présente un aspect quelque peu conventionnel – quelque 30 ans plus tôt, La Damnation de Faust faisait entendre des pages autrement plus novatrices et dérangeantes ! Mais cela ne doit pas occulter sa grande efficacité, son fort pouvoir de suggestion, l’émotion intense dont elle est vectrice.

Convention ne signifie pas pour autant pauvreté : les couleurs de l’orchestre sont foisonnantes et l’inspiration mélodique très riche. Certes, on se situe plus du côté du lyrisme quelque peu occidentalisé d’un Tchaïkovski (qui fut l’élève de Rubinstein) que de la rugosité idiomatique d’un Moussorgski, et l’opéra semble tributaire de plusieurs ouvrages antérieurs. On songe au Hollandais volant (le Démon est las d’être rejeté par tous et de ne jamais trouver le repos), ou à Faust et plus particulièrement à La Damnation : la scène lyrique de Tamara au couvent (« La nuit est chaude et silencieuse »), dans laquelle la jeune fille se dit obsédée par l’image de son bien-aimé, est le pendant russe de la romance de la Marguerite berliozienne « D'amour l'ardente flamme ». De même, la mort de l’héroïne, avec son allusion à Marie-Madeleine (« Elle a beaucoup aimé ») et l’apothéose finale avec chœur céleste et volutes gracieuses jouées par les cordes apparaît presque comme une citation du finale de la légende dramatique de Berlioz.

Mais Le Démon annonce également certaines œuvres à venir : la scène du bal de l’acte II, avec ses chœurs, ses danses, l’intervention d’une figure paternelle chantée par une basse, évoque l’acte III d’Eugène Onéguine, tout comme le long duo final annonce celui entre Tatiana et Onéguine. L'ouvrage de Rubinstein comporte également suffisamment de beautés propres pour être apprécié en lui-même (les scènes chantées par le Démon lui-même, les adieux de Tamara à son père lorsqu’elle décide de s’enfermer dans un couvent, la mort du Prince). C'est d'autant plus le cas lorsque ce Démon est défendu, comme ce soir à Bordeaux, par un orchestre et des chœurs au-dessus de tout éloge, galvanisés par la baguette d’un Paul Daniel constamment attentif à l’équilibre entre la fosse et le plateau, croyant en cette musique et capable d’en dégager toute l’émotion qu’elle recèle.

La mise en scène de Dmitri Bertman est parfaitement adaptée à la redécouverte de cette œuvre si peu connue. Le dispositif scénique unique impressionne grandement dans un premier temps : derrière un immense anneau de bois tourne un globe figurant tout à tour la Terre, la Lune, un œil géant… Ce choix limite certes les déplacements des acteurs et finit par lasser un peu ; mais en évitant les deux extrêmes que sont l’illustration plate et littérale du livret et la relecture absconse, la mise en scène reste toujours d’une parfaite lisibilité et ménage quelques beaux moments d’émotion.

La distribution est absolument excellente : on regrette la brièveté des rôles de la Nourrice et du Serviteur, tant Svetlana Lifar et Luc Bertin-Hugault les défendent avec talent et parviennent à donner corps à ces personnages secondaires. Le contre-ténor Ray Chenez, distribué dans un rôle écrit pour contralto, convainc par sa voix longue et sonore, sa silhouette asexuée servant au mieux le personnage de l’Ange. Alexey Dolgov s’impose dans le rôle ingrat du Prince Sinodal (il meurt à la fin du premier acte), par un jeu scénique très impliqué, son timbre très clair et les accents mélancoliques dont il pare la scène de son agonie. Evgenia Muraveva fait un faux départ :  vibrato non maîtrisé, justesse approximative… Et puis, tout s’arrange très vite, la voix, de toute évidence, avait simplement besoin de « se chauffer » ! Finalement, le soprano russe délivre une interprétation extrêmement convaincante, faite à la fois de force et de fragilité, avec des envolées lyriques particulièrement belles et touchantes dans sa scène avec le Prince Goudal, ou dans le duo final.

Nicolas Cavallier s’investit pleinement dans le rôle-titre, scéniquement et vocalement. Même si la voix manque parfois un peu de douceur et de mystère pour certaines scènes (« À travers les océans éthérés… »), il trouve un juste équilibre entre l’autorité quelque peu brutale du personnage et la non moins nécessaire tendresse de ce Démon, finalement plus Lucifer que Satan, et à qui Dieu, dans son implacable rigueur, refuse toute possibilité de rachat.

Terminons par celui qui apparaît comme la révélation de ces représentations bordelaises : en Prince Goudal, Alexandros Stavrakakis fait entendre un timbre prenant, capiteux, une voix à la fois tendre et rugueuse qui se déploie avec une autorité souveraine. Au point qu’on oserait presque évoquer à son sujet le souvenir du grand Ghiaurov…


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Opéra National de Bordeaux.

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