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ENTRETIENS 20 avril 2024

André Engel prend Ariane à la lettre

Plus d’une fois au cours de la genèse d’Ariane à Naxos, les aspirations philosophiques élevées d’Hofmannsthal se heurtèrent au pragmatisme de Strauss, comme en témoigne leur correspondance, dont André Engel a nourri la nouvelle production que présente l’Opéra du Rhin, avec la phénoménale Christiane Libor dans le rôle-titre.
 

Le 03/02/2010
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Le Prologue d’Ariadne auf Naxos pose la question, assurĂ©ment actuelle, de la place de l’artiste dans la sociĂ©tĂ© : doit-il rester fidèle Ă  lui-mĂŞme, c’est-Ă -dire Ă  une conception utopique de son art, ou satisfaire aux plaisirs du mĂ©cène ?

    Est-elle plus actuelle aujourd’hui qu’à l’époque de la composition, ou après la guerre ? Sûrement… Je puis dire, pour en avoir été témoin, que ce qui nous sert de mécène, c’est-à-dire l’état, était certainement plus soucieux de politique culturelle dans las années 70. Je ne suis pas spécialiste de la question de l’art et de la politique, mais je ne connais pas de société où l’art ne soit pas soumis, que ce soit à travers un état ou des personnes.

     

    Porté par sa fougue – qualifions-la de mozartienne, ou beethovénienne –, le Compositeur refuse justement de se soumettre, même devant le fait accompli.

    Tout cela m’est égal. Ce n’est pas le sujet dont je traite. Sans doute est-il celui dont on peut parler le plus aisément, parce qu’on l’entend le premier. C’est l’absence de transformation qui est la vraie problématique, ou bien plutôt la possibilité d’accepter une transformation par l’autre. Le personnage de l’artiste n’est qu’un élément dans un tout beaucoup plus vaste : rester fidèle à soi-même tout en acceptant la métamorphose, c’est-à-dire atteindre à un degré supérieur, tout en renonçant à soi-même à travers un processus qui inclut nécessairement l’autre. Et cet autre, c’est ce qui permet l’amour. C’est Bacchus qui rencontre Ariane. C’est Ariane qui rencontre Bacchus.

     

    C’est aussi le Compositeur qui rencontre Zerbinette.

    Un des traits de génie de l’ouvrage est de préfigurer à travers la rencontre de deux personnages mineurs – en ce qu’ils n’appartiennent pas au mythe –, un compositeur et une jeune artiste d’un genre léger, ce qui en sera le thème essentiel, développé dans ce grand, ce long duo où Hofmannsthal a souhaité dire, en obtenant de Strauss qu’il l’accompagne dans son désir, ce qu’il pensait réellement de l’amour. Et de l’humanité.

    Simplement, ce thème a une histoire, et qui n’a pas marché d’abord. Ariane à Naxos devait n’être à l’origine qu’un petit opéra léger remplaçant le divertissement dans une adaptation du Bourgeois gentilhomme pour le public allemand, mise en scène par Max Reinhardt. Dans la deuxième version, qui renonce à Molière, s’ajoute à l’Opéra proprement dit un Prologue, où la volonté d’un mécène brutal, intransigeant et stupide complique le tout. L’œuvre propose ainsi, avec le même intérêt et le même talent, une lecture à la fois profonde et beaucoup plus légère du mythe.

    Mais l’histoire d’Ariane est aussi celle d’un léger désaccord entre le poète et le musicien. La correspondance révèle qu’Hofmannsthal avait un objectif certainement plus philosophique, et qui lui tenait davantage à cœur que ce que Strauss, qui y voyait l’occasion de mélanger les genres et de composer un finale typiquement straussien, y compris avec un orchestre réduit, était en mesure de comprendre. C’est pourquoi le Prologue, à lui seul une petite merveille, et qui pourrait être présenté indépendamment de l’Opéra, est la partie la plus réussie de leur collaboration.

     

    Le caractère trépidant de la mise en abyme occasionne d’importantes ruptures de rythme jusqu’au duo final, qui tend à rivaliser avec Tristan et Isolde.

    Ariane Ă  Naxos se prĂ©sente en rĂ©alitĂ© non en deux, mais en trois parties : le Prologue, l’OpĂ©ra, oĂą les deux arts s’affrontent parce que le maĂ®tre l’a exigĂ©, et le duo, que je considère comme un Ă©pilogue, oĂą Hofmannsthal – plus encore que Strauss, qui me donne l’impression de s’être beaucoup plus intĂ©ressĂ© Ă  Ariane qu’à Bacchus – accède Ă  un niveau supĂ©rieur. Ă€ tel point que le poète a lui-mĂŞme pris soin d’écrire dans ses didascalies : « tout le dĂ©cor disparaĂ®t, un firmament Ă©toilĂ© s’étend au-dessus du couple Â» puis « des cintres, un baldaquin descend lentement sur Ariane et Bacchus et les enveloppe. Â»

    Ils restent dans une bulle, et un travail d’alchimie mentale s’opère, c’est-Ă -dire de double transformation. Bacchus dĂ©couvre Ă  travers Ariane qu’il est un dieu. Quant Ă  Ariane, elle croit reconnaĂ®tre en lui Hermès, le messager de la mort, qui va enfin pouvoir anĂ©antir sa vie, son passĂ©, donc sa douleur prĂ©sente. Elle va, au contact du jeune dieu, accepter, tout en restant fidèle Ă  un seul homme, d’en accompagner un autre, parce que cet autre est la mort. Alors qu’il est en rĂ©alitĂ© la vie. Pour Hofmannsthal, « la mĂ©tamorphose est la vie de la vie. Â»

     

    Maintenez-vous le finale dans cette dimension cosmique, la dernière intervention de Zerbinette est-elle l’occasion d’un clin d’œil au temps de la représentation ?

    Tout le spectacle est un clin d’œil. Le temps mythique se résout dès lors que l’on est seul au monde – comme on dit les amoureux sont seuls au monde. Je ne cherche pas à l’illustrer, le rendre scéniquement palpable en dehors du fait que, peut-être, quelques étoiles viendront l’illuminer – cette constellation qui est celle d’Ariane, telle que Bacchus l’a créée. Et je n’aurai pas à revenir sur une terre que je n’ai jamais quittée. Il s’agit de la rencontre entre un monsieur et une dame, aussi perdus l’un que l’autre.

    Ariane a été séduite et abandonnée, et ce qu’a été sa vie sur ce bout de rocher l’a rendue à moitié hagarde. Le reste n’est que souvenir. Et souvenir confus. Quant à lui, il est aussi envapé qu’elle, dans la mesure où son esprit n’est pas encore bien dégagé des effluves de l’enchanteresse Circé. Il est à la recherche de son identité. Ces deux-là vont essayer de se consoler en reconnaissant en l’autre quelque chose qui va les transformer. Chez Strauss et Hofmannsthal, l’histoire se termine bien. Chez moi, rien n’est plus incertain.

     

    Le Prologue est l’occasion d’un savoureux règlement de compte avec leurs interprètes.

    De mĂŞme qu’avec le mĂ©cĂ©nat. Et de Strauss avec lui-mĂŞme. Ă€ la fois Compositeur, Ă  travers le souvenir de son enthousiasme et de ses illusions, et MaĂ®tre de musique, avec la carrière et l’âge qu’il a, il est le rĂ©sultat de ces deux expĂ©riences de la vie, dont il parle avec une autodĂ©rision amusĂ©e et tendre. Je ne dissimule pas cette tendresse pour le personnage du Compositeur, pas plus que l’admiration pour la fĂ©minitĂ© Ă©blouissante de Zerbinette, ou encore le fait que Bacchus soit « une espèce de polichinelle imbu de lui-mĂŞme sous une peau de panthère. Â»

    Mais j’essaie de ne pas en faire l’essentiel. Je rends simplement compte de la comédie à travers le rythme du spectacle. Dans le Prologue, les portes claquent. Même si je ne charge pas trop – et encore, je charge – en ne m’attardant pas sur la description grotesque d’un certain nombre de personnages, j’en maintiens le caractère léger, enlevé, plein de vie et de surprises.

     

    Comment s’articulent tragique et comique dans la première partie de l’Opéra ?

    C’est là où, si je pouvais me le permettre, j’adresserais un petit reproche à Strauss et Hofmannsthal. Parce qu’ils se sont arrêtés en chemin. Mais peut-être ne pouvaient-ils pas faire autrement à l’époque, ou ne l’ont-ils pas voulu. Il n’y a jamais interpénétration, mais succession. Or l’interpénétration aurait probablement été beaucoup plus violente.

    Pour les Italiens, je me réfère aux Marx Brothers dans Une Nuit à l’Opéra, dont l’esprit est plus anarchique que celui des masques de la Commedia dell’arte. Un art ne vient pas en dynamiter un autre de l’intérieur. La beauté lyrique des airs d’Ariane et la virtuosité des vocalises de Zerbinette, l’amusement chorégraphique des interventions des Italiens s’affrontent successivement.

    Le grand air de Zerbinette est le moment où tout bascule. Elle fait la preuve d’une puissance érotique qui nous habite tous et transcende les principes conservateurs de fidélité, laissant entrevoir une opposition de société. La manière de vivre des Italiens est beaucoup plus libertaire que celle du clan des chanteurs lyriques. Quelque chose s’empare de Zerbinette, qui chante à travers elle. J’essaie de faire sentir cette sensualité, ce désir, cette sexualité, ainsi que leurs répercussions sur les autres.

     

    Pourquoi avez-vous confié le rôle du Majordome à une femme ?

    J’avais à l’origine la volonté de faire un spectacle très méchant, mais j’ai changé de point de vue en cours de travail, car le terrain était miné. L’idée d’une femme en Majordome était indispensable pour ce que j’avais en tête à ce moment-là. Elle est probablement moins pertinente pour la version que nous avons choisi de réaliser, mais elle tient toujours.

    Le Majordome peut être snob et méprisant aussi bien qu’extrêmement sec et brutal, un être méphistophélique autant qu’une voix céleste. Une jeune femme à l’aspect fragile, et qui n’a l’air de rien, exprimera une violence inattendue, glaçante, terrorisante, dans une langue qui ne rappelle pas forcément à tout le monde de bons souvenirs. Ai-je été assez clair ?

     

    Vous avez mis en scène de nombreux opéras du début du vingtième siècle. Qu’ont-ils en commun, notamment dans l’aspiration à une nouvelle poétique ?

    Dans Ariane à Naxos, l’influence de Wagner comme des premiers romantiques italiens est encore là, sans que je puisse dire si elle est ironique ou non. Était-il si difficile pour Strauss de se débarrasser de Wagner, ou s’est-il amusé à le citer ? J’entends une volonté de rupture bien plus nette chez Berg, Schönberg et Hindemith. Mais c’est un sentiment d’inculte.

     

    Vous semblez justement cultiver cette inculture. Est-ce par volonté de garder une certaine naïveté vis-à-vis du genre, ou peut-être par manque de temps ?

    J’aime que les choses me tombent dessus, et m’immerger dedans. Tant à l’opéra qu’au théâtre. Quand je décide de monter un Kleist, je lis tout, j’y passe une année complète, je suis avec lui tout le temps. Mais je suis obligé d’oublier, puisque je dois faire la même chose avec quelqu’un d’autre. Et puis mon éducation ne m’a pas porté vers la grande musique.

    J’ai commencé à faire de l’opéra par le hasard d’un coup de fil, sur les conseils d’un ami metteur en scène. Et j’y ai pris goût, même si j’en fais moins que la plupart de mes collègues. Je me mets à chaque fois en situation de découvrir quelque chose, de façon à ne pas avoir à comparer. Je serais embarrassé si j’avais à faire des comparaisons entre la part d’inventivité d’Hindemith et celle de Strauss par rapport à leur époque.




    À voir :
    Ariadne auf Naxos de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal, direction : Daniel Klajner, mise en scène : André Engel, Opéra national du Rhin, à Strasbourg les 7, 9, 11, 16, 18 et 20 février, à Mulhouse les 5 et 7 mars.

     

    Le 03/02/2010
    Mehdi MAHDAVI


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