Chroniques

par bertrand bolognesi

Rigoletto
opéra de Giuseppe Verdi

Bregenzer Festspiele / Seebühne
- 20 juillet 2019
Étonnant "Rigoletto" (Verdi) au Bregenzer Festspiele 2019 !...
© bregenzer festspiele | anja köhler

Comme chaque année, le Bregenzer Festspiele propose une nouvelle production lyrique jouée sur la Seebühne, scène installée sur le Lac de Constance, face à un vaste hémicycle de gradins. Notre première approche de cette pratique se fit à travers des captations filmiques [lire nos chroniques de La passagère et d’Il trovatore], de sorte que cette soirée revêt pour nous valeur de baptême – notre abord du festival autrichien eut lieu dans d’autres espaces [lire nos chroniques d’Amleto, Make no noise, Mosè in Egitto et Beatrice Cenci]. La charte implicite des opéras donnés sur l’eau est d’évoluer dans un dispositif spectaculaire, plaçant ainsi l’expérience visuelle comme de prime importance, sans que ce soit au détriment de l’exigence musicale, bien entendu. Confier Rigoletto à Philipp Stölzl, plusieurs fois salué dans nos colonnes [lire nos chroniques de Rienzi, Parsifal et Andrea Chénier], semble d’emblée un atout de taille. Avec la complicité de Georg Veit pour la lumière, de Kathi Maurer pour les costumes et d’Heike Vollmer pour le décor, le cinéaste bavarois signe une mise en scène impressionnante qui ne déroge en rien au principe.

En entrant dans l’arène, le spectateur perçoit d’abord la structure monumentale, dominée par une tête de bouffon. Installé, il découvre que ce crâne articulé est la scène médiane d’un triptyque déployé en largeur, avec en jardin une géante main articulée et une montgolfière en cour. Tandis que les derniers arrivés rejoignent peu à peu leur place, l’immense bouffon commence à se mouvoir, articulé par une machinerie de taille. Puis le proscenium est traversé par une fanfare en livrée rouge. À ce défilé de musique de cirque répond le surgissement sur scène d’acrobates, de clowns et autres costauds, tandis que la sonneuse équipée quitte les lieux par une passerelle qui enjambe le lac vers l’embarcadère. Si la distance n’est pas le meilleur des alliés pour observer la scénographie et ses détails, on remarque tout de même les rampes torves de la structure, suggérant la vétusté de l’installation circassienne.

Soudain, le haut de la tête s’ouvre pour qu’on y clame la bienvenue en mariant l’allemand, l’italien et l’anglais, non sans fermement ordonner aux telefonini de bien vouloir la boucler ! Lumière… musique : un clown jaune marche dans les airs, avec un ballon blanc, qu’on reconnaîtra un peu plus tard comme le rôle-titre accédant au théâtre. La sonorisation de l’orchestre, qui joue dans la grande salle de la Festspielhaus, juste derrière nous, est indispensable, de même que celle des chanteurs et des choristes. Elle surprend, on s’y fait assez vite, mais le handicap de ne pouvoir identifier d’où viennent les voix n’est pas des moindres et nous fait dire qu’il est nécessaire de ne toujours représenter dans ce dispositif que des ouvrages bien connus du grand public. Il n’empêche, l’énergique ciselure sculptée par maestro Enrique Mazzola aux Wiener Sinfoniker fait déjà grand effet, bientôt précisé par le souffle dramatique et lyrique dûment instillé au fil de la soirée.

Si les artistes, qu’il s’agisse des voix, des cracheurs de feu ou des équilibristes par lesquels s’invite ici tout un univers forain, voire des cascadeurs – les nombreux corps jetés à l’eau le donnent à penser –, jamais ne déméritent, c’est surtout la folle expressivité de la grande tête, articulant les yeux, la mâchoire et le cou, qui fait sensation, jusqu’à fasciner. La cour dépravée de Mantoue est ingénieusement rendue par un aréopage de masques qu’on pourrait croire sortis de Batman (Bob Kane, 1939), de Planet of the apes (Franklin Schaffner, 1968) et d’A clockwork orange (Stanley Kubrick, 1971). La fête est omniprésente, avec pour seule échappée la montgolfière admirée par le visage géant, seul espoir de la crédule Gilda. Sans raconter la riche action offerte sur le lac, n’omettons pas la destruction progressive du dispositif scénique qui s’articule à des moments phares du drame, ni les quatre créatures suspendues aux doigts de gauche, arborant de véritables grappes de mamelles lorsque le duc clame La donna è mobile, ni l’orage – terrible lorsqu’on est dehors, la nuit, sur l’eau –, ni la mise à mort, éprouvante, couronnant ce Rigoletto joué sans entracte.

Soutenu au cordeau par Enrique Mazzola (via les téléviseurs), le plateau vocal réussit une prestation globalement satisfaisante. Il est toutefois malaisé de faire la part des choses, avec une sonorisation qui peut-être transmet plus flatteusement les voix aigues que les autres. En effet, ni Jordan Shanahan en Monterone, ni le Sparafucile de Goderdzi Janelidze retiennent positivement l’écoute, encore moins Yngve Søberg dans le rôle-titre. Chez ces trois-là, l’émission paraît heurtée et l’intonation instable, mais il est envisageable que la prise de son y soit pour quelque chose – pourtant, la jeune basse David Oštrek n’en souffre pas, donnant un Ceprano de grande classe [lire notre chronique de Die Gespenstersonate]. À l’inverse, ténors et soprano brillent de mille feux ! Ainsi de Taylan Reinhard en Borsa, de la très agile Ekaterina Sadovnikova en Gilda frémissante [lire notre chronique d’Idomeneo] et, surtout, de l’excellent Mantoue de Sergueï Romanovsky : avec une projection franche, un timbre véritablement lumineux et une présence scénique idéalement frivole, le jeune ténor russe signe une incarnation passionnante [lire nos chroniques de Castor et Pollux, Lucia di Lammermoor, Le siège de Corinthe, La bohème, Don Carlos, La donna del lago, enfin de Ricciardo e Zoraide]. Respectivement préparés par Benjamin Lack et Lukáš Vasilek, les choristes du Bregenzer Festspielchor et du Pražský filharmonický Sbor font honneur à l’œuvre de Verdi.

BB