Rigoletto libertin et endiablé au Teatro Colón
Les premières minutes de la représentation de ce Rigoletto ne sont certes pas du goût de l’ensemble du parterre, dans une maison peu habituée à tant d’audaces visuelles. La scène de fête de l’ouverture normalement attendue laisse place à une orgie, évacuant les musiciens sur scène au profit d’un spectacle où l’érotisme tient lieu de plat de résistance. Descendant d’une cage en fer au milieu de colonnades en ruine manifestant un état de déliquescence, une esclave sexuelle rejoint de sa prison aérienne les planches de l’immense scène du Colón où le public (celui de Rigoletto mais aussi les courtisans sur scène) assiste à un viol perpétré par le Duc de Mantoue, même si un mur de courtisans vient sauver in extremis la bienséance théâtrale. Oscillant entre sado-masochisme et bondage dans une ambiance de complète débauche sexuelle, ce lever de rideau spectaculaire ne laisse pas indifférent et fixe la dimension libertine de la mise en scène signée Jorge Takla qui vise ici la décadence et le délitement de la cour du Duc, appuyée en cela par le coup de crayon de Nicolás Boni (scénographie remarquée) et la judicieuse régie lumière (José Luis Fiorruccio). Notable également dans les choix de mise en scène et de décors, le poétique tableau du troisième acte place l’action dramatique non pas au bord d’un fleuve, comme le suggère le livret, mais sur un rivage maritime propice à l’exposition finale de la colère diabolique des Éléments (dans un fondu enchaîné entre l’espace scénique et les effets vidéos magnifiant la tempête). L’épave en bois d’un navire, aux allures d’un squelette de monstre préhistorique, dévoile la colonne vertébrale d’un protagoniste aux abois : c’est bien à la déchéance d’un Rigoletto qui voit mourir sa propre fille que le drame mène le public au travers de cet ingénieux final.
Le traitement de la partition par le chef invité Maurizio Benini révèle un travail de coordination avec le metteur en scène. Au dynamisme scénique dans l’alternance des scènes correspond en effet un rythme sonore endiablé (percussions et vents en particulier) qui, respectant à la lettre la partition et ménageant les effets nécessaires dans les volumes et les couleurs, donne le ton musical de l’ensemble, en accord avec le spectacle visuel qui maintient l’attention du spectateur.
Fabián Veloz est "monstrueux" physiquement et vocalement dans le rôle-titre. Sorte de Quasimodo scénique très inspiré du Triboulet dans Le Roi s’amuse de Hugo, qui inspira Verdi et le librettiste Piave pour Rigoletto qui en est l’adaptation, Fabián Veloz structure à lui seul le plateau par sa performance théâtrale et vocale barytonnante. Sa voix chaude mais souple et agile clame avec brio et finesse son errance émotionnelle et son amour filial. La qualité dynamique de son phrasé (mélodie et texte) participe de la vitalité de son personnage. Le motif de la malédiction, la dialectique du Mal (comme complice de l’infâme Duc) et du Bien (dans la relation fusionnelle qu’il entretient avec sa fille Gilda), nourrissent son jeu et son chant : la trajectoire tragique du personnage, dirigée par une force interne diabolique, est ovationnée à la fin du spectacle.
La soprano russe Ekaterina Siurina, qui reçoit des applaudissements nourris, est sans doute la révélation de la soirée pour le public argentin. Son interprétation de Gilda, en complicité dramatique avec Fabián Veloz et dans une complémentarité de timbres avec ce dernier, est d’une justesse dramatique et vocale remarquée. Ses duos sont pour le spectateur autant de rêves virginaux (« vergini sogni ») sur le plan vocal, laissant transparaître la sensibilité d'une justesse irréprochable dans les vocalises et une blancheur éthérée dans certaines projections vocales, quasi cristalline, qui sied au personnage. L’élocution est claire et tout à fait compréhensible.
Le caractère international de la distribution est également assuré par le biélorusse Pavel Valuzhin. Les caractéristiques de sa voix, ce juste équilibre entre agilité et puissance, se prêtent à l’interprétation du rôle du Duc de Mantoue (qu’il connaît bien), prévu pour un ténor lyrique. Sa jeunesse et sa détermination, la raideur du ton et des gestes servent positivement le caractère sulfureux et odieux d’un personnage sans foi ni loi derrière les apparences de l’amoureux transis. Mais si le ténor campe avec un sens dramatique aigu la perversité de son personnage, le déploiement vocal aurait nécessité davantage de prises de risque. Le timbre est élégant et homogène sur toute la tessiture, l’émission haute et fière et les lignes vocales demeurent bien articulées. Une attention plus marquée dans la régulation des volumes et, surtout, dans le soin apporté à la clausule de certaines répliques, où le souffle semble ponctuellement faire un peu défaut, aurait toutefois permis au ténor du Bolshoï d’affirmer plus nettement ses qualités vocales.
Dans le rôle de Sparafucile, la basse George Andguladze, géorgien de naissance, complète ce renfort de l’Est en faisant preuve de présence scénique et d’une voix suave et ample, d’une belle rondeur pénétrée de la gravité de sa mission de tueur à gage (fort convaincant en duo lors de sa première rencontre vocale avec Rigoletto à l'Acte I). Ricardo Seguel (basse-baryton) est un Comte de Monterone assumant avec brio et conviction son rôle consistant pourtant à maudire et accuser. La mezzo-soprano Guadalupe Barrientos, investie avec précision et beaucoup de sensualité dans le rôle de Maddalena, emporte elle aussi les suffrages d’un public qui la connaît bien et apprécie ses aptitudes dramatiques. La voix est agile et alerte, pétillante, brillante même, pénétrante et joueuse.
Il convient enfin de saluer le travail du Directeur du chœur permanent du théâtre, Miguel Martínez, tant ses membres forment la vraisemblance d’une cour, vocalement complice du libertinage du Duc et représentative de cette folie endiablée en pleine déliquescence.