L’Opéra de Paris avait-il délibérément choisi cette date ? En cette veille de journée internationale du droit des femmes, Otello résonne avec d’autant plus de pertinence. Cette histoire d’époux de plus en plus parano, jaloux jusqu’à en liquider froidement son épouse sur un simple soupçon d’adultère, ne pouvait pas sembler plus actuelle. La mise en scène d’Andrei Serban, en revanche, paraît déjà datée : malgré plusieurs retouches au fil des ans et des reprises, la production créée en 2004 continue à osciller entre des passages d’une grande finesse et une lecture trop littérale du livret.

Aux deux extrémités du chef-d’œuvre de Verdi, apothéose tragique dans la carrière du compositeur, Serban fait preuve d’une belle imagination. La tempête méditerranéenne qui fait office d’ouverture est magnifiée par une vidéo tumultueuse qui se superpose au tableau scénique, engloutissant les chœurs sombres et rutilants dans d’impressionnants rouleaux. À l’autre bout de l’ouvrage, le lit conjugal est placé entre des paravents et des rideaux semi-opaques, d’une blancheur immaculée. La scène représente admirablement le vertige du personnage éponyme, incapable de voir l’évidente innocence de Desdemona sous les couches de soupçons qui s’accumulent dans son esprit. Otello étouffera son épouse avec ce voile que les rideaux évoquent avec insistance depuis le début de l’ouvrage.

Décors (Peter Pabst) et costumes (Graciela Galán) soulignent habilement la progression et les tensions de l’œuvre : les premiers passent du noir au blanc, de la tempête initiale au repos final. À l’inverse, les seconds montrent la descente aux enfers du gouverneur de Chypre : dans une tunique étincelante, l’apparition d’Otello apaisant les esprits lors du premier acte est d’abord magnifiquement christique ; rongé par les insinuations du démoniaque Jago, ce sera tout de noir vêtu que le rôle-titre se donnera la mort après avoir assassiné sa femme.

Entre ces deux piliers convaincants, Serban recourt malheureusement à des artifices qui sentent le réchauffé. Les lourds costumes empêtrent l’intrigue dans un XIXe siècle de pacotille qui n’apporte rien à un ouvrage avant tout psychologique. Au troisième acte, le défilé des ambassadeurs est certes coloré et spectaculaire mais trop caricatural pour nourrir la tension du drame verdien. Un peu plus tôt, Jago a prononcé son horrible credo (acte II) en s’adressant à un crâne devant un simple rideau noir, offrant un cliché shakespearien au bord de la parodie. De manière générale, les poses des chanteurs prennent vite un caractère excessivement affecté ou des allures de chorégraphie maladroite, depuis le chœur malhabile du duel (acte I) jusqu’aux artificielles sautes d’humeur d’Otello.

La mise en scène a cependant le mérite de ne jamais nuire aux voix, plaçant toujours les chanteurs dans les meilleures conditions pour faire entendre la partition. Dans les ensembles complexes de Verdi où plusieurs discours cohabitent volontiers au sein d’une même polyphonie, c’est appréciable : on ne perdra pas une miette de texte. Même constat dans la fosse : Bertrand de Billy dirige un Orchestre de l’Opéra particulièrement précis, notamment dans le contrepoint clair qui anime les bois au début du dernier acte.

Quant aux chanteurs, ils brilleront pour la plupart, jusque dans les discrets seconds couteaux : dans le rôle mineur de Lodovico, Paul Gay se distingue par sa voix homogène et puissante. Le timbre ardent de Marie Gautrot élève son statut de servante de Desdemona au niveau de sa maîtresse. Dans l’ombre du trio principal, Frédéric Antoun (Cassio) montre par son ténor rayonnant et son phrasé élégant qu’il vaut bien mieux qu’un second rôle.

Les trois personnages majeurs vivent en revanche des fortunes diverses : George Gagnidze fait un solide Jago, toujours juste et expressif malgré un timbre serré. S’il sait élever le niveau sonore quand la partition l’exige, lançant un credo traversé d’élans tonitruants, son rayonnement vocal et dramatique reste limité pour transmettre la dimension inhumaine de son personnage. Aleksandra Kurzak ne suscite pas la moindre réserve en Desdemona : équilibrée et puissante d’une extrémité à l’autre de son registre, sa voix ample ne montre pas le moindre point faible ; l’intonation est parfaite, le vibrato émouvant et la projection généreuse sans donner l’impression de forcer. Poignant sommet de l’ouvrage, sa chanson du saule suscite une émotion telle que des spectateurs essaieront de rompre le déroulement de l’opéra par des applaudissements, alors même que l’œuvre de Verdi offre un discours musical ininterrompu.

L’accueil restera froid pour Roberto Alagna. Se remettant apparemment difficilement d’une trachéite (bien qu’aucune annonce n’ait été faite officiellement ce soir), le rôle-titre tient son rang en première partie… ce qui rend d’autant plus rude la chute après l’entracte. Dans le troisième acte, ses attaques rocailleuses ne sont pas excessivement gênantes, donnant à son chant une expression vulnérable qui n’est pas incompatible avec le personnage. Mais son timbre de plus en plus granuleux finit par s’étrangler complètement, donnant au suicide final une impression certes pathétique mais bien peu lyrique. L'opéra s'achève sur cette conclusion paradoxale : en refusant de céder sa place au côté de Kurzak-Desdemona malgré une santé visiblement défaillante, Alagna s'est montré plus Otello que jamais.

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