Rusalka, c’est cet être aquatique, croisement entre l’ondine de La Motte-Fouqué et la petite sirène d’Andersen, qui veut troquer son royaume transparent contre un amour humain, pour ce Prince qui vient se baigner dans le lac chaque matin. Rêve de femme pour elle qui est le reflet inversé, sur la surface ondulée du rêve, de son antithèse l’homme. Il aspire à l’absolu, elle, à la passion. En sortant de l'eau, Rusalka se sacrifie : elle sait qu’elle sera réduite au silence, privée de la voix, cet objet de séduction et de tromperie, faiblesse des hommes. Cette fable triste du librettiste Jaroslav Kvapil nous dit l’impossibilité de sortir de sa nature pour atteindre le rêve inaccessible, l’impossible réconciliation de ses aspirations avec ce qui nous constitue, froideur transparente ou pulsions sexuelles. Elle est incapable de se donner pleinement et lui reste la proie de ses pulsions. L’inextricable enfermement dans leur condition ne peut trouver un exutoire que dans la mort du Prince et dans la damnation de Rusalka.

Créée en 2002 à l’Opéra de Paris, la mise en scène de Robert Carsen ancre l’histoire dans le monde contemporain pour la rendre plus vibrante et actuelle. Costumes d’hommes d’affaires pour les messieurs, habits clairs pour les femmes. Le décor, froid et minimaliste, est délibérément privé de féérie. Le désenchantement d’une chambre d’hôtel aseptisée, avec le lit qui fait office de trône, trivialise l'histoire de la sirène pour donner à voir une mécanique formée par les rouages destructeurs de l’amour et de la faiblesse humaine. L’idée directrice de Robert Carsen est celle du miroir qui tantôt est simulé au niveau du plafond, tantôt latéralement, créant un univers parallèle qui pourrait bien prendre la place de l’autre. Cette image retournée, c’est le reflet dans l’eau, le miroir du rêve, l’ailleurs de la projection. Double à l’identique ou reflet antagoniste ? Entre Rusalka et la Princesse étrangère, entre le monde aquatique et le monde terrestre, il y a avant tout une incompatibilité. Le prix de l'amour est le prix du silence, qui confine à l’incompréhension, à l’impuissance. C’est précisément ce silence qui, tout en permettant à Rusalka de devenir femme, va la condamner, la coupant des autres et entraînant le désintérêt du Prince.

La symbolique du reflet, toute riche qu’elle est, est cependant trop insistante – car systématique – et la visée psychanalytique de la mise en scène peine à convaincre. Le décor, par son vide, se tait plus qu’il ne dit ou même ne suggère. Faut-il y voir le mutisme de Rusalka ?

Du côté des chanteurs, la palme revient au ténor Klaus Florian Vogt, rodé aux rôles wagnériens et ici dans le personnage du Prince. Aisance dans la projection, puissance sonore, clarté du timbre : sa voix s’impose d’elle-même en restant pourtant très vive et malléable, sans inertie aucune. Le rôle-titre est campé par la soprano finlandaise Camilla Nylund qui incarne une Rusalka déjà mûre, dont le tourment semble renvoyer aux inquiétudes des adultes plus qu’à celles des premières amours. La voix est d’une grande souplesse dans toute la tessiture, avec de très belles nuances piano dans le bouleversant air à la Lune. Son personnage, cependant, par défaut de légèreté et d’innocence dans le jeu, gagne difficilement en crédibilité dans le premier acte. C’est au deuxième acte qu’il se révèlera véritablement, lorsque Rusalka, désespérée et impuissante, sort de son mutisme pour parler à l’Ondin. Dans ce rôle, la présence du baryton Thomas Johannes Mayer n’est pas assez imposante, malgré une voix d’une belle tenue. La soprano Karita Mattila, en Princesse étrangère, incarne une séductrice plus vraie que nature, avec quelque chose d’effronté et d’apprêté dans la voix. La mezzo-soprano Michelle DeYoung sait transmettre l'hystérie de la sorcière sanguinaire Jezibaba, avec une homogénéité remarquable dans tous les registres.

Du côté de la chorégraphie, la scène du bal marque les esprits, danse de couple violente d’une esthétique proche du tango, qui est montrée comme une rêverie cauchemardesque de Rusalka. À la baguette, Susanna Mälkki tire de l’orchestre de belles sonorités mais peine parfois à trouver la synchronisation avec les chanteurs.

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