L’âme russe submerge l’Opéra de Tours avec Mozart, Salieri et Iolanta
Contrairement à l’approche particulière de Jean Lacornerie à l’Opéra de Lyon en fin d’année dernière, Dieter Kaegi choisit de respecter scrupuleusement le livret d’Alexandre Pouchkine pour Mozart et Salieri qui ouvre la soirée. Cet ouvrage bref (45 minutes) en un acte et deux scènes, montre les affres et les inquiétudes de Mozart au moment de la composition du Requiem face à la jalousie de celui qu’il considère comme son ami, Salieri. À l’écoute de quelques mesures de cette musique céleste, ce dernier prend conscience du fossé qui sépare définitivement ses propres compositions formelles de celles du génial prodige de Salzbourg : au métier solide et certes de qualité du premier s’oppose l’exceptionnel et la gloire assurée du second.
Salieri est intimement bouleversé par la profondeur de la musique de Mozart et il ne distingue alors qu’une issue possible, l’empoisonnement de son jeune rival. Cette légende persistante fut longtemps relayée et reprise notamment au sein de la fameuse pièce de Peter Shaffer, Amadeus, puis dans sa célèbre adaptation cinématographique par Milos Forman. Dieter Kaegi et Francis O'Connor pour les décors et costumes, montent un intérieur moderne (un lustre, des flambeaux) occupé principalement par un piano de concert. Au formalisme de Salieri répond l’apparente décontraction de Mozart, habillé de façon relaxée et jouant malicieusement avec le rideau de scène. Mais dans la deuxième scène, les mauvais pressentiments envahissent Mozart qui évoque avec effroi l’homme vêtu de noir qui lui a commandé le Requiem. Entre deux échanges, Salieri empoisonne son jeune collègue qui expire sur le couvercle du piano : Salieri le recouvre d’un drap. Il est seul désormais à jamais sans pour autant pouvoir interférer dans la diffusion universelle de la musique de Mozart, alors que la sienne sombrera peu à peu dans l’oubli.
La basse Mischa Schelomianski donne au personnage de Salieri un relief puissant, une présence inquiétante. La voix d’une couleur assez sombre tonne ou se pare d’inflexions plus subtiles lors de ses échanges avec Mozart. Elle emplit la salle de l’Opéra de Tours avec une amplitude rare, donnant presque le frisson. À ses côtés, le ténor géorgien Irakli Murjikneli campe un Mozart tout de jeunesse et d’enthousiasme. Comme souvent chez les ténors des pays de l’Est, l’aigu est un peu claironnant, avec ce vibrato particulier qui les caractérise : mais le matériau vocal apparaît solide, presque inépuisable dans sa largeur et son implication.
Aux côtés de Mozart et Salieri, ouvrage lyrique ultime de Rimski-Korsakov, Iolanta, dernier opus opératique de Tchaïkovski, s’imposait. Sans revenir en détail sur cette œuvre musicalement merveilleuse (elle est présentée de façon complète sur le site), il convient de souligner son caractère éminemment poétique, ici parfaitement mis en valeur par Dieter Kaegi et ses collaborateurs. Une grande serre emplie de roses rouges et blanches occupe la seconde partie de la scène. Iolanta s’y repose en toute quiétude, loin des préoccupations de ce monde extérieur qu’elle ignore. Le désordre et l’initiation viendront de l’extérieur avec ce médecin chargé de guérir la jeune fille, sous réserve qu’elle prenne conscience de sa cécité, et avec l’intrusion dans sa vie de Vaudemont qui l’entraîne sur les chemins de l’amour. Loin de privilégier la fin heureuse voulue par Tchaïkovski, Dieter Kaegi entraîne Iolanta dans une sorte de ronde infernale menée par tous les protagonistes, la laissant pantelante et épouvantée par ce qu’elle voit enfin, bien loin de ses rêves et de ses aspirations. Iolanta se crève les yeux de désespoir avec deux roses de son jardin, l’une de couleur rouge, l’autre blanche. Cette fin douloureuse touche durablement au cœur ! Dans les rôles du Roi René et de Vaudemont, les artistes de Mozart et Salieri s’illustrent une nouvelle fois : la basse Mischa Schelomianski aborde l’arioso du Roi René avec une facilité déconcertante, magnifique de tenue vocale et d’émotion tandis qu'Irakli Murjikneli prête sa voix de ténor aigu à l’amoureux éperdu de Iolanta. Cette dernière est incarnée par Anna Gorbachyova-Ogilvie.
La soprano russe manque hélas d’une certaine ampleur, avec un aigu très souvent dur et une ligne vocale perfectible reposant par contre sur un médium charnu et un beau grave. Son interprétation du personnage n’en fait globalement pas ressortir suffisamment tous les ressorts. Elle paraît toutefois plus à son aise dans la difficile et dramatique scène finale. Le jeune baryton Javid Samadov donne le meilleur de lui-même dans le rôle trop bref de Robert, avec son bel air "Qui peut égaler ma Mathilde", tandis qu'Aram Ohanian, baryton d’origine arménienne, campe un médecin fort convaincant. Tous les autres interprètes sont à citer pour leur totale implication dans cette mise en scène : Yumiko Tanimura, Majdouline Zerari, Raphaël Jardin et Serguei Afonin. Dans le rôle de Marta, la nourrice de Iolanta, Delphine Haidan fait valoir une voix de mezzo-soprano aux graves puissants. Le chef Vladislav Karklin, directeur artistique de l’Opéra de Krasnodar en Russie et invité permanent du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, connaît intimement les deux partitions. À la tête des Chœurs de l'Opéra de Tours et de l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, il démontre ses profondes affinités avec la musique des deux compositeurs et insuffle à l’ensemble du spectacle cette âme russe qui en constitue l’essentiel. Une fort belle soirée qui remporte un vif succès auprès du public nombreux venu à la découverte de ces deux ouvrages d’exception.