En Avignon, un Pays du sourire et des larmes
Force est de constater que, depuis au moins deux décennies, le répertoire dit léger périclite, monté, à de rares exceptions près, uniquement par les théâtres de province et dans des productions dont le côté traditionnel, pour ne pas dire routinier, cache mal un certain désamour pour des œuvres au nombre desquelles on compte pourtant de vrais bijoux. Offenbach survit seul, ou presque : ses œuvres, y compris certaines assez oubliées, sont régulièrement montées, mais où se rendre pour entendre une Véronique, des Saltimbanques, une Fille de Madame Angot de qualité ? Aux côtés des opéras-bouffes d’Offenbach, nous avons droit, de temps en temps, à une Chauve-Souris ou à une Veuve joyeuse, comme si les répertoires de Strauss (fils) et Lehár se cantonnaient à ces deux seuls titres.
Le non-renouvellement des mises en scène, des habitudes interprétatives (vocales, instrumentales) qui n’ont, en France du moins, jamais été remises en cause par un retour à la partition originelle, ont sans doute beaucoup fait pour une certaine désaffection envers l’opérette Le Pays du Sourire, considérée comme kitsch et sirupeuse par beaucoup de mélomanes qui, parfois, n’en connaissent guère que l’air du ténor « Dein ist mein ganzes Herz » (« Je t’ai donné mon cœur »), pour l’avoir entendu chanté en bis lors de récitals entre une chanson napolitaine et la Danza de Rossini.
Pourtant, que cette œuvre est belle lorsqu’on la monte avec le soin qu’elle mérite, comme ce fut le cas samedi soir en Avignon (et, en décembre 2016, à l’Opéra de Tours, le spectacle étant coproduit par ces deux théâtres). Du reste, s’agit-il vraiment d’une œuvre légère ? À coup sûr, les spectateurs de l’Opéra Confluence auraient répondu non à cette question à l’issue du spectacle. « Légère », l’œuvre ne l’est pas par ses dimensions : plus de deux heures de musique lorsqu’elle est jouée intégralement, ballet inclus. L’Orchestre Régional Avignon-Provence surprend également par son importance et le soin accordé à l’orchestration. Quant aux premiers rôles, ils doivent impérativement être confiés à de grandes voix lyriques. Faut-il rappeler que Richard Tauber, « le » chanteur de Franz Lehár, créateur du rôle de Sou-Chong, avait interprété Ottavio dans le Don Giovanni du troisième Festival de Salzbourg, sous la direction de Richard Strauss ? Qu’il interpréta également Tamino, Hoffmann, Calaf ? Que sa partenaire Vera Schwarz, créatrice de Lisa, chantait aussi Tosca, Eva, Sieglinde, la Comtesse des Noces ? « Légère », l’œuvre l’est encore moins dans l’intrigue qu’elle déploie : Sou-Chong et Lisa appartiennent à cette galerie de personnages infiniment touchants qui, tels Tatiana et Onéguine, ou Carlos et Élisabeth, auraient pu s’aimer si les circonstances extérieures n’avaient entravé leur amour. Ces circonstances, dans Le Pays du sourire, ce sont les lois chinoises imposant que Sou-Chong ait plusieurs femmes. Mais dans la vision très mélancolique, pour ne pas dire noire que le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau propose de l’œuvre, l’échec amoureux est aussi à chercher dans le cœur même des personnages, soumis dans un premier temps à un désir irrépressible (le duo « Prendre le thé à deux » commence par une simple danse, qui se transforme progressivement en une tentative de possession du corps de l’autre et se conclut sur un fougueux baiser), mais s’avérant in fine incapables de s’écouter, de se comprendre, de comprendre et d’accepter l’altérité.
Pierre-Emmanuel Rousseau fait du prince Sou-Chong un être torturé et complexe, à la fois passionné et veule, sincèrement amoureux mais extrêmement maladroit, se débattant dans des souffrances et contradictions internes qui se traduisent tantôt par des blessures qu’il s’inflige lui-même (l’aigu final de « Toujours sourire » n’est pas chanté pianissimo mais est un cri que la douleur arrache à Sou-Chong, venant de s’entailler volontairement la main, comme s’il voulait tester sa capacité à résister à la souffrance), tantôt par un abus d’alcool et d’opium : littéralement anéanti par le départ de Lisa, Sou-Chong demande à sa sœur Mi de lui apporter sa pipe. Ce sera la dernière fois : après avoir inhalé les vapeurs de l’opium, Sou-Chong expire sous les yeux de sa sœur, brisée. Ce dénouement imaginé par le metteur en scène constitue l’issue tragique d’un chemin teinté d'une mélancolie noire. Même la fête du premier acte, au-delà des confettis et du champagne qui coule à flot, présente un côté décadent, comme si les invités étaient vaguement conscients de vivre les dernières années d’une belle époque vouée à disparaître (l’intrigue se passe en 1912). Quant au ballet du second acte, heureusement préservé, il constitue, pour Sou-Chong qui y assiste sans aucun enthousiasme, moins un divertissement qu’un rappel des lois, codes, et traditions sous lesquels il étouffe et qui lui coûteront son bonheur.
Pierre-Emmanuel Rousseau, à qui l'on doit déjà quelques belles réussites (L'amant jaloux il n’y a guère à l’Opéra Comique, Don Pasquale récemment à Metz) fait partie des metteurs en scène qui connaissent la musique, l’écoutent et construisent leur vision de l’œuvre à partir d’elle, avec elle, et jamais contre elle. Sa vision profondément mélancolique du Pays du sourire est éminemment cohérente, poétique également, et très séduisante visuellement. Les décors et les costumes, qu’il a également conçus, sans renoncer à la nécessaire couleur locale (l’action se passe dans les lieux et à l’époque prévus par le livret, ce qui, en ces périodes de Bohème dans l’espace, est presque de la provocation !), sont à la fois sobres et très beaux, et suscitent même une salve d’applaudissements quand le rideau se lève au second acte (fait assez rare pour être souligné), applaudissements qui redoublent à la fin du ballet superbement dansé par des membres du Ballet de l’Opéra Grand Avignon, la très belle et très imaginative chorégraphie étant signée lodie Vella.
Il fallait, pour porter ce projet, des chanteurs-acteurs prêts à jouer le jeu et à remettre en cause des années de tradition éculée. Ceux réunis par l’Opéra Grand Avignon ont en grande partie été à la hauteur de la tâche. À commencer par Sébastien Droy, dont le beau timbre sombre se pare d’un léger vibrato lui conférant un réel pouvoir d’émotion, et qui incarne superbement le prince torturé voulu par le metteur en scène. Les qualités d’Amélie Robins sont connues (il y a quelques jours seulement, nous vantions son timbre lumineux en Gabrielle de La Vie parisienne) et se retrouvent toutes ici, bien que l'ampleur et la couleur vocale ne s'adaptent pas parfaitement au rôle. Elle apporte cependant une belle jeunesse et s’implique totalement dans son personnage de femme prise au piège d’une histoire qu’elle a choisie mais qui, pourtant, n’est pas la sienne. La scène de l’acte III au cours de laquelle elle écoute, sur un gramophone, le motif de ce qui fut son duo d’amour à l’acte II (« Qui dans nos cœurs a fait fleurir l’amour ») est particulièrement touchante. Marc Scoffoni se glisse aisément dans la peau de l’officier Gustave, et Norma Nahoun fait entendre une jolie voix bien timbrée dans une incarnation à la fois fraîche et touchante de la princesse Mi. Dommage qu’elle ait attaqué son « Au salon d’une pagode » trop vite, occasionnant un décalage gênant avec l’orchestre, heureusement assez vite rattrapé.
Benjamin Pionnier croit à la musique qu’il dirige, et cela s’entend. Il tire de l’Orchestre Régional Avignon-Provence des sonorités tantôt sensuelles, tantôt âpres ou exotiques. À un ou deux décalages près (notamment au début de l’ouverture), les performances du chef et de l’orchestre sont de qualité et rendent justice à cette œuvre en l’inscrivant dans le contexte musical qui est le sien : Lehár est le contemporain de Richard Strauss, mais il est aussi l’ami de Puccini, dont Turandot (1926) fut créé trois ans après Die gelbe Jacke, considérée comme la première version du Pays du sourire, qui est créé trois ans plus tard.
Succès complet et mérité pour cette très belle production qui, espérons-le, incitera peut-être les directeurs d’opéras à programmer et à traiter avec le sérieux requis d’autres œuvres dites « légères » et injustement négligées aujourd’hui.