Carmen
Opéra en quatre actes (1875) de Georges Bizet (1838–1875)
Livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy d'après Prosper Mérimée.

Créé le 3 Mars 1875 à l'Opéra Comique.

Mise en scène : Calixto Bieito
Décors : Alfons Flores
Costumes : Mercè Paloma
Lumières : Alberto Rodríguez Vega

Carmen : Clémentine Margaine
Don José : Roberto Alagna
Micaëla:Alexandra Kurzak
Escamillo : Roberto Tagliavini
Frasquita : Vannina Santoni
Mercédès:Antoinette Dennefeld
Moralès : Jean-Luc Ballestra
Zuniga : François Lis
Le Remendado : François Rougier
Le Dancaïre : Boris Grappe

Maîtrise des Hauts de Seine

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

Direction musicale : Bertrand de Billy

10 mars 2016 à l'Opéra de Paris Bastille

La Carmen de Calixto Bieito accoste en fin à Paris après 17 ans de bons et loyaux services dans nombre de salles à travers le monde. Accueilli fraîchement, ce spectacle contient en germe les éléments que le metteur en scène espagnol développera par la suite dans nombre de productions. Cette première série est l'occasion d'entendre l'affrontement du glorieux vétéran Roberto Alagna avec une voix en devenir : Clémentine Margaine.

Lire dans le Blog du Wanderer le compte rendu de cette production vue à la Fenice de Venise

Un acteur noir entre en scène, costume blanc et chapeau mou à la Cab Calloway. C'est Lilias Pastia le contrebandier. Du cri qu'il lance au public jaillit l'ouverture en même temps qu'un grand foulard rouge qu'il agite en mimant la cape du toréador. Ce personnage entre monsieur Loyal et prêtre vaudou intervient à plusieurs reprises, tel un leimotiv, tout au long de l'opéra. On reconnaît dans cette manière de rythmer visuellement l'action un des nombreux paramètres du "système" Bieito dont Carmen est l'un des tous premiers avatars, créé en 1999 au festival de Peralada. Véritable malle à trésors et objet archéologique de la dramaturgie, cette Carmen contient des éléments ici en gestation, là déjà plus aboutis ou bien qui sont encore de l'ordre du détail et qui prendront de l'importance dans les futures productions, comme la perversion de l'innocence, le conflit entre morale et violence ou la direction des scènes de groupes et la façon dont l'excitation se communique au groupe telle une fièvre.

Bieito définit Carmen par sa féminité de chair et d'os, loin de l'image de femme fatale, glamour et diabolique. C'est une zingara, une étrangère ; il la montre dans une cabine téléphonique ("Carmen entends-tu, réponds nous…") entourée d'une troupe de soudards qui la draguent lourdement. Cette mise en scène d'une parfaite lisibilité aborde le livret de Meilhac etHalévy avec des choix de théâtre qui justifieraient volontiers qu'on les qualifie de classiques. Il n'y a par conséquent nulle provocation ou vulgarité dans le fait de montrer ce que le texte dit, notamment toutes les déclinaisons autour du désir sexuel de soldats qui – littéralement – montent la garde et attendent la "relève" pour partir en permission et satisfaire à leurs pulsions. La présence magnétique de Carmen focalise l'attention, courbe les corps et fait ramper cette armée de mâles tout comme un peu plus tard ces bohémiens occupés avec des demi-mondaines pour qui l'intérieur d'une Mercedes décatie fait office de chambre à plaisir.

La scène se déploie telle un ruban, au pied d'un immense espace sombre qui l'écrase sur toute son horizontalité, y compris dans des scènes de groupes où il n'est pas rare de voir des alignements qui s'étirent d'un bord à l'autre de la scène. Les éléments de décor qui se dressent au centre de cette scène sont des éléments à la verticalité signifiante, tel cet ithyphallique drapeau espagnol et ce "Toro d'Osborne" publicitaire de bord d'autoroute. Chez Bieito, l'arène est un lieu concret, littéral lisible et étymologique, tel ce tracé blanc que l'acteur répand en cercle afin de délimiter sur le sable la zone où se déroulera l'affrontement final.

Le désir fixe et déplace les frontières, avec comme figure récurrente cette boucle incessante autour d'un point central. On tourne autour de la scène comme pour mieux la circonscrire, comme un cérémonial quasi-sexuel : Ce soldat en arme qui court en cercle jusqu'à épuisement autour du drapeau espagnol ou bien les passes de muleta du double (nu) d'Escamillo au pied du taureau publicitaire. La tension se resserre autour du couple fatal et du meurtre sordide façon Visconti dans Rocco et ses frères.

L'Espagne que choisit de nous montrer Calixto Bieito ne dissimule rien de cette amalgame hétéroclite de laideurs post-franquiste et de naïveté nostalgique des films de Pedro Almodóvar. Un personnage comme Micaela illustre ce concentré insolite : adolescente ordinaire, mal fagotée dans ses vêtements bon marché et qui ne trouve rien de mieux à envoyer à la mère de José qu'un vulgaire selfie avec celui pour qui elle brûle d'amour. Les ouvrières grillent une clope pour tromper l'ennui et oublier un quotidien aussi terne que leurs blouses grises. Nulle flamboyance qui jouerait sur des lieux aussi rebattus que la gitane et la corrida. Il faut saisir la violence politique derrière le geste qui consiste à déboulonner le panneau Toro et le faire basculer dans un nuage de poussière et un retentissant fracas. C'est la mise à bas d'une Espagne patriarcale et fantasmée dont Escamillo chantant "Si tu m'aimes Carmen" en habit de lumière saisi dans le halo rasant d'un projecteur est le plus parfait symbole…

Annoncé souffrant avant l'ouverture du rideau, Roberto Alagna défend crânement ses chances jusqu'à l'air fatal de cette "fleur que tu m'avais jetée" où la voix se brise dans l'ultime aigu. Peu importe : Le ténor va au bout de son rôle et à aucun moment ne donne l'impression de tricher pour tenter de contourner et refuser l'obstacle. Par conséquent, il attire l'attention sur une présence formidable et une incarnation dont il reste l'un des meilleurs prétendants. Face à lui, c'est la surprise d'entendre une Carmen à la voix opulente et quasi formosa. Clémentine Margaine est la première des trois Carmen qui vont se succéder jusqu'à l'été sur la scène de Bastille. S'il est évident qu'elle ne s'inscrit pas dans la tradition des diablesses qui brûlent les planches par leur venin et leur abattage, ce chant presque sans consonnes évoque irrésistiblement la ligne d'une probable future Brangäne ou Kundry. Ni la Micaëla d'Alexandra Kurzak ni surtout l'anecdotique Escamillo de Roberto Tagliavini ne peuvent rivaliser question moyens techniques et incarnation. Tandis que Vannina Santoni et Antoinette Dennefeld (respectivement Frasquita et Mercédès) se crêpent le chignon avec des voix qui se brisent en éclats de rire, le Zuniga mordant et bravache de François Lis a fière allure, tout comme le Dancaïre flamboyant de Boris Grappe. On regrettera la tenue aléatoire et les décalages du chœur de l'Opéra de Paris, peu inspiré à la vérité, par la battue régulière et tout terrain de Bertrand de Billy dont l'honorable prestation peut en partie s'expliquer par une série de défections de dernière minute – impression qu'il ne manquera certainement pas de corriger dans les prochaines représentations.

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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1 COMMENTAIRE

  1. Plein accord avec votre chronique. Mise en scène très politique qui nous change des "espagnolades" habituelles. Dimanche RA avait retrouvé sa voix et c'était magnifique.

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