Datée de 1995, la mise en scène de Lucia di Lammermoor d' Andrei Serban, qui à l'époque déjà fut présentée à Bastille, semble aujourd'hui encore tout à fait à propos pour traduire l’œuvre de Donizetti, grand classique du bel canto, dont les productions se multiplient chaque saison. Pour cette reprise, le rôle de Lucia Di Lammermoor est tenu par la prodigieuse soprano sud-africaine Pretty Yende, qui avait déjà reçu du public parisien un accueil plus que chaleureux la saison dernière où elle incarnait Rosina (Le Barbier de Séville) dans la mise en scène de Damiano Michieletto.

Omniprésence des corps masculins, dominante de gris, mobilier de caserne et structures métalliques désarticulées et menaçantes, le décor évoque à la fois l'univers militaire et les leçons publiques de Charcot sur l'hystérie à la Salpêtrière, figurées par la présence des chœurs, grimés en bourgeois du XIXème siècle et surplombant l'espace de scène lors de leurs interventions. Les structures, s'animant en scène et figurant des ponts, ne semblent pas permettre de traverser réellement l'espace. Le public peut ici aisément y voir une sorte de métaphore quant à l'union impossible entre Lucia et Edgardo, de la lignée des Ravenswood, dont les deux familles sont en guerre.

L'orchestre de l'Opéra de Paris, sous la direction claire et précise de Ricardo Frizza, laisse toute leur liberté aux chanteurs. Il se montre à l'écoute des voix, joue volontiers pianissimo, offrant un solo de flûte à la fois doux et angoissant dans la fameuse scène de la folie, où Lucia perd ses mots. Saluons par ailleurs le formidable travail réalisé par les chœurs, leurs commentaires si sombres, mezza voce, comme dans une nappe de brouillard qui empêcherait Lucia de faire preuve de pondérance et de lucidité.

Dans le rôle d'Alisa, Gemma Ní Bhriain est très convaincante, voire même irréprochable. Très bonne comédienne, elle parvient également à retranscrire la peur et le désarroi qui l'animent dans sa voix, sans user de grands ressorts dramatiques. Ces derniers seraient peu à propos pour ce personnage se voulant plus effacé, effaré par ce qu'il observe, que directement impliqué dans l'action. Yu Shao illustre un Normanno d'une perfidie glaçante, dont l'attitude impassible peut dérouter ; son timbre sonore et plutôt froid offre peu de variations. Mais peut-être est-ce là un choix réfléchi, Normanno n'étant pas particulièrement sensible aux émotions. Quel contraste avec Rafal Siwek, qui sous les traits de Raimondo Biderent, rompt l'action par de puissants graves, néanmoins peu soutenus. Projetant peu sa voix, on regrette qu'elle ne se détache pas plus du sextuor ; cette tessiture si solennelle, sépulcrale, lui confère une autorité naturelle qui devrait pourtant le conduire à se distinguer des autres personnages. Arturo Bucklaw, le jeune époux forcé lui aussi à épouser Lucia, prend ici les traits du chanteur ukrainien Oleksiy Palchykov, au timbre clair. Le ténor met son aisance dans les aigus au service d'un Arturo naïf et irrésolu, qui consentira avec gêne à une manipulation qu'il feint d'ignorer. Le baryton polonais Artur Ruciński devient, quant à lui, l'odieux Enrico Ashton, frère de Lucia, dont la cruauté n'a d'égale que l'impressionnante prestation, alternants aigus agiles et graves d'une profondeur de basse. Mêlant chaleur et vivacité dans une sorte de médium idéal pour ce rôle, son jeu renforce la perversité du personnage. Il se déplace avec une nervosité qui traduit l'angoisse que lui procure l'échec potentiel de ses manigances.

Et enfin, le duo amoureux où se cristallisent tous les affects de l’œuvre. Piero Pretti, ténor habitué au répertoire belcantiste, propose un Edgardo di Ravenswood plus qu'affecté par ses passions. Usant d'un jeu dramatique à souhait, il explore les aigus avec une agilité déconcertante, nous donnant à voir un Edgardo qui subit de plein fouet ses émotions. Vocalement, le duo qu'il forme avec Lucia est très solide ; si cette distribution de grande qualité a su nous conquérir, c'est bien parce que Lucia, incarnée cette saison par Pretty Yende, a su séduire et émouvoir aux larmes la salle. Transfigurant le personnage de Lucia, Pretty Yende déploie une palette vocale stupéfiante et fait preuve d'une grande intelligence, tant dans son jeu scénique que dans son interprétation vocale. Puissante, expressive, d'une agilité rare dans les vocalises, elle excelle dans les aigus et les legato. Si la scène de la folie est incontestablement le moment clef de son personnage, c'est depuis la scène d'habillage qu'il nous faut appréhender l'évolution de sa voix, dont le timbre solaire nous confirme que la soprano compte désormais parmi les voix les plus singulières de la scène lyrique.

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