Robert Carsen signe un magistral Tour d'Ecrou de Britten à l'Opéra National du Rhin

Xl_turn2 © Alain Kaiser

Le Tour d’écrou de Benjamin Britten est une œuvre dont la force tient à ce qui n’est pas dit. Gageure à l’opéra que de chanter l’indicible. A l'Opéra national du Rhin, le fidèle et brillant metteur en scène canadien Robert Carsen y parvient remarquablement, en proposant une adaptation (déjà présentée au Theater an der Wien en 2011) très cinématographique de l'ouvrage du compositeur anglais. La grandeur froide des décors, murs uniformément gris, comme les costumes, vastes verrières ouvrant sur une campagne délicate, tout rappelle l’esthétique glacée d’un Fritz Lang, qui fut architecte, et impose un écrasement blafard des personnages dans un univers trop grand pour eux. Mais c’est du côté d’Alfred Hitchcock (sa période londonienne tout autant que... Rebecca) que vient surtout l’inspiration : c’est un film, très années 1930, qui montre l’arrivée de la Gouvernante, dans le compartiment d’un train hoquetant, les expressions, là encore se référant à l’esthétique du muet, reflétant l’émotion du chant, entendu hors cadre, presque hors soi. Carsen ne donne pas de clefs, il entrebâille des portes : Peter Quint n’est plus forcément le Narrateur, comme on le devine souvent, mais peut-être l’employeur, dessinant des abîmes dans la géographie de l’âme de la Gouvernante, par-delà sa dignité roide. Car la froideur des personnages, comme les beautés glacées de Hollywood, cache des brasiers de désir. La conclusion du premier acte est entièrement montrée du point de vue de la Gouvernante, personnage central de la mise en scène. Dans son lit, à la verticale, face au public, comme si elle était filmée du plafond, elle livre sans détours ses rêves troubles, où s’entrechoquent des images érotiques en noir et blanc, tandis qu’à l’avant-scène, les personnages semblent perdus, confrontés à l’immensité d’un écran de fantasmes. Les magnifiques lumières rasantes – conçues par Carsen lui-même (qui signe également décors et costumes) - ajoutent à cette douloureuse impression de cauchemar crépusculaire. Une de ses plus grandes réussites scéniques jusqu'à ce jour assurément.

Dans ce remarquable écrin visuel, l’Opéra national du Rhin a réuni une distribution particulièrement convaincante. D'un engagement théâtral sans faille, la soprano canadienne Heather Newhouse campe une Gouvernante intense et expressive. En plus d'une diction parfaite, l'artiste use avec intelligence d'une voix de soprano lyrique admirablement projetée et adéquatement modulée. Dans le rôle de Peter Quint (et du Narrateur), l’expression du ténor autrichien Nikolaï Schukoff est sans doute plus rude, plus armée, que celle que l’on prête en général à son personnage, mais sa vaillance s’accommode parfaitement du rôle auquel il accorde de délicats mélismes. La mezzo britannique Anne Mason trouve un rôle à sa mesure en Mrs grose, l'intendante, qu'elle incarne avec autant d'autorité que d'humanité. En Miss Jessel, la soprano australienne Cheryl Barker lie une belle ampleur vocale à des accents sombres, proches de ceux d'une mezzo. Philippe Tsouli, petit chanteur issue de l'Aurelius Sängerknaben Calw, force l'admiration dans le rôle de Miles, grâce à l’intelligibilité de la diction autant que par le naturel du jeu scénique. Sa sœur Flora, la jeune Odile Hunderer, possède elle aussi, bien qu'à un moindre degré de projection, une certaine ambiguïté. Tous deux déploient ainsi des trésors de perversité naïve, à l’instar de leur joyeux mais grinçant « Tom, Tom, the piper’s son ».

Le malaise installé par la mise en scène et les chanteurs est d'autant plus fort que Patrick Davin tire du petit effectif orchestral prévu par le compositeur un commentaire d'une plasticité accentuée, mais jamais redondante. Au fil des nombreux soli instrumentaux, les musiciens s'imposent en effet comme des protagonistes à part entière du drame. Les instrumentistes issus de l'Orchestre Symphonique de Mulhouse sculptent, avec une imparable netteté, les lignes aiguisées du langage de Britten : riche en couleurs, surprenant par ses subits dégradés, l'accompagnement sert ainsi l'étrangeté du propos, avec une acuité qui dérange et bouleverse.

Un début de saison de haute volée pour l'Opéra national du Rhin !

Emmanuel Andrieu

Le Tour d'écrou de Benjamin Britten à l'Opéra national du Rhin, jusqu'au 9 octobre 2016

Crédit photographique © Klara Beck

 

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