Il est toujours particulièrement excitant d’assister à la création mondiale d’un opéra. De découvrir une partition, une langue propre à l’œuvre montrée pour la toute première fois. Sixième ouvrage lyrique du compositeur franco-marocain Ahmed Essyad, l’opéra de chambre Mririda – commande de l'Opéra National du Rhin – était présenté ce samedi dans le cadre du festival de musique contemporaine Musica à Strasbourg. Contant en 14 scènes l’histoire de Mririda N’Aït Attik, poétesse et prostituée ayant vécu dans le haut atlas marocain dans les années 1920, l’œuvre se veut intemporelle et non-assignable à un lieu particulier. Allégorie de la liberté, le personnage de Mririda mène un combat moral et idéologique contre l’oppression envers les femmes et contre la violence, qui sous toutes ces formes participe à nourrir la haine d’autrui et contribue à la déshumanisation progressive des rapports entre les êtres.

C’est sous le prisme de cette violence que le compositeur semble avoir abordé sa partition. La musique, dense et foisonnante, explore les harmoniques des vents avec beaucoup d’exigence et peu d’interruptions. Interprétée par l’ensemble orchestral du conservatoire et de l’académie supérieure de musique de Strasbourg, la musique, continue, semblait figurer à la fois l’énergie vive déployée par les différents protagonistes du livret pour défendre leurs idéaux et leur terre, mais aussi l’exaltation que procure chez d’autres la montée de haine et l’angoisse afférente. Sans qu’elle soit illustrative, la musique offre quelques respirations, accompagnant d’une mélodie plutôt suave et claire des moments de désolation. Dirigé avec fluidité et précision par Léo Warynski, à qui l’on doit notamment la direction de la tournée en 2015 du très remarqué Aliados (S. Rivas), l’orchestre a su jouer avec assurance cette partition complexe et riche en ruptures de tons. Félicitons également les choristes de l’Opéra national du Rhin, dont les difficultés rythmiques de leur partition n’ont pas terni la souplesse de leurs voix, que l’on regrettera cependant d’entendre depuis la fosse. Censés figurer les villageois unis autour de la figure de Mririda, l’éloignement produit par leur absence en scène les rend presque fantomatiques.

Si l’écriture musicale d’Ahmed Essyad abonde de références, tant à la musique électroacoustique qu’à la musique berbère dans sa forme – sans être une synthèse de ces deux écoles –, la partition n’est malheureusement pas accompagnée par une mise en scène et un livret d’égale justesse. Pensé comme une suite de rideaux blancs déplacés au fil de l’histoire, ce décor certes minimal est plus efficace seul ou accompagné d’un décor fixe projeté que lorsque des vidéos parfois trop illustratives ou fantastiques viennent les habiller. Ce qui constitue un paradoxe dans ce traitement scénique, c’est que cette pluralité d’idées, de propositions et de choix esthétiques intéressants du metteur en scène (Olivier Achard) ne parvienne pas à donner une impression de cohérence. Et c’est peut-être là l’un des aspects de l’œuvre : en se voulant universelle et faisant fi de toute temporalité, Mririda est porté par un livret où les registres de langue se côtoient curieusement, et où l’aspect esthétique est parfois mis à mal par un trop-plein de couleurs et de costumes en complète rupture avec le propos de l’œuvre.

Mririda, dont le rôle est tenu par la soprano italienne Francesca Sorteni, peine à puiser dans le livret le ressort dramatique nécessaire afin que le public puisse faire preuve d’empathie envers elle. Pourtant très à sa place dans le rôle-titre, sa voix agile et très présente dans les graves ne suffit pas à créer le resserrement voulu autour de son personnage. Mririda est épaulée dans son combat par un homme étranger, évoluant sous les traits du ténor Camille Tresmontant qui fait ici preuve de possibilités dramatiques accentuées par un timbre à la fois sombre et souple. La jeune fille, personnage évoluant le plus tout au long de l’opéra, est quant à elle incarnée par le soprano léger Louise Pingeot, d’une vivacité et d’une énergie très vive en scène, également perceptible dans sa voix. Sa diction parfaite, son timbre souple et aérien aux aigus contrôlés surprennent et séduisent par leur naturel. L’officier est quant à lui interprété par le baryton-basse Antoine Foulon, manquant un peu d’amplitude mais maîtrisant des graves justement pesés pour le rôle. Le personnage du mercenaire est chanté par le ténor Diego Godoy, dont l’équilibre de la ligne vocale surpasse l’intention dramatique et enfin celui de la vieille femme par Coline Dutilleul, qui si sa voix sombre et dotée d’une grande richesse d’expression est à saluer, est comme bridée dans ses possibilités scéniques par ce rôle trop en réserve et en retenue. Pour conclure, cette œuvre d’Ahmed Essyad, dénonçant la violence inhérente aux situations de détresse, s’appréhende comme inégale, mais aussi relativement singulière et musicalement très intelligente.

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