jeudi 28 mars 2024

Opéra national du Rhin : The Turn of the screw de Britten par Robert Carsen

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britten-the-turn-of-the-screw-review-compte-rendu-critique-classiquenews-582-Compte rendu, opéra. Strasbourg, le 21 septembre 2016. Britten : The Turn of the screw. Robert Carsen, mise en scène. Pour Robert Carsen, le titre de la nouvelle d’Henri James (Le tour d’écrou / The turn of the screw) met en avant les portes et les ouvertures, – fenêtres, baies vitrées, …-, des lieux de passage et d’apparition dont sa mise en scène, taillée au cordeau et d’une précision haute couture, use et abuse dans chaque séquence ; hautes fenêtres du vaste vestibule d’entrée;  très subtile référence à Hammershoi pour la chambre de Miles mais sous des lumières plus froides et bleutées (- rien à voir avec le visuel affiché par l’Opéra de Strasbourg en rouge sang : couleur bannie ici) ;  fenêtre mirador à la Edward Hopper, d’où la Gouvernante s’exerce à la peinture sur le motif … Tout est suggéré  (davantage qu’exprimé) au seuil, dans l’embrasure, dans un passage… où l’ombre de plus en plus étouffante suscite les apparitions fantomatiques sans que le mystère en soit définitivement élucidé.

Ce jeu visuel et limpide qui reste légitime fait la force d’un spectacle très esthétique, comme toujours chez Carsen. En outre, les références aux films d’Hitchcock  (présentation de la gouvernante dont le profil et le voyage jusqu’au château de Bly sont exposés à la façon d’une conférence / projection dans l’esprit d’une audition / recrutement ou d’une enquête ; d’emblée ce dispositif avec narrateur devenu conférencier, place  le spectateur en voyeur analyste.

Tout est parfaitement à sa place soulignant bien que ce qui est représenté toujours sur la scène, peut ne pas avoir été, mais a été effectivement vu, pensé, imaginé : jeu sur l’image et son interprétation ; ce qui est visible est-il réel ? / jeu sur l’illusion en perspectives et plans illimités, troubles, entre songe et rêverie… plutôt cauchemar. La gouvernante qui voit les spectres menaçants est-elle folle ou de bonne foi?  Et si elle disait vrai,  les interprétations et conjectures qu’elle échafaude et en déduit, sont-elles justes ? Miles et Quint sont-ils bien les acteurs d’un duo dominant / dominé tel qu’elle se l’imagine ?

britten-carsen-strasbourg-582-the-turn-of-the-screw_0499-sally-matthews-the-governesscwilfried-hoesl1467899151Même si dans l’entretien publié à l’occasion de la création viennoise, et reproduit dans le livret du programme à Strasbourg, Robert Carsen souhaite que le spectateur se fasse sa propre idée sur ce qui se joue, le metteur en scène est cependant très directif dans son  choix visuel en montrant en une séquence video hautement hitchcokienne, que l’ancien intendant Quint ouvrageait nuitamment l’ancienne gouvernante  (Miss Jessel),  sexualité ardente et copieusement suggérée, du reste tout à fait banale, si le pervers Quint n’avait fait du jeune Miles … le témoin de ses frasques sensuelles : ainsi la manipulation et la pression qu’exerceraient désormais les fantômes de Quint et Jessel sur les enfants, serait d’ordre sexuel mais de façon indirecte, une initiation traumatique en quelque sorte qui ici tue l’innocence.

 

 

 

Carsen offre à Britten l’une de ses plus belles mises en scène

Pur fantastique

 

 

La scène qui conclue la première partie en marque le point culminant quand le jeune Miles rejoint le lit de sa gouvernante et tente un baiser des plus troublants car il se comporte comme un adulte au fait des choses de l’amour. Ce point est crucial dans la mise en scène de Carsen car il fait écho aussi dans la propre psyché de la Gouvernante, un être fragile et passionné, d’autant plus vulnérable et sensible à cette « agression » de l’intime qu’il s’agit comme le dit très justement Carsen « d’une jeune femme probablement encore vierge, tombée amoureuse éperdue de son employeur », le tuteur des enfants, jamais présent car il est resté à Londres pour ses affaires…

 

 

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Ainsi les cartes sont battues et dévoilées dans une mise en scène d’une rare justesse d’autant plus convaincante qu’elle reste toujours esthétique et exceptionnellement précise, collectionnant des tableaux littéralement picturaux et fantastiques : le lit de la gouvernante d’abord projeté à l’écran comme si les spectateurs étaient au plafond, puis en un basculement spectaculaire, renversé sur le plateau de façon réelle;  c’est aussi la scène terrible et d’une possession démoniaque quand Quint paraît après la gouvernante dans la chambre du jeune Miles, le lit du garçon glissant à cour à mesure que le démon marche sur le plateau dans sa direction … La mécanique théâtrale est prodigieusement inventive et fluide, créant ce que nous attendons à l’opéra : des images de pure magie qui rétablissent à l’appui du chant, l’impact du jeu théâtral.

Un autre thème se distingue nettement et fait sens d’une façon aussi criante ici que la perte de l’innocence et la manipulation perverse : l’absence de communication. Tous les individus de ce huit-clos à 6 personnages  ..  ne communiquent pas (ou précisément ne dialoguent pas). On ne nomme pas les choses pour ce qu’elles sont. Celui qui en paie le prix fort (donnant à la pièce sa profondeur tragique) est le jeune garçon  dont on comprend très bien dans la dernière scène -, qu’il a été la proie de forces démesurées.

Ce voeu du silence absurde, ce culte du secret – comme la gouvernante hésite à écrire à l’oncle absent pour lui faire part de la menace qui pèse sur les enfants-, est un véhicule qui propage la terreur et la folie; corsetée, hypocrite, socialement lisse et conforme, cette loi de l’omerta gangrène les fondements du collectif : Britten en a suffisamment souffert en raison de son homosexualité, d’autant plus à l’époque de Henry James, acteur témoin du puritanisme britannique dont il n’a cessé d’épingler avec élégance et raffinement, la stupidité écoeurante.

Par sa finesse et son intelligence, Carsen exprime tout cela, dévoilant mais dans l’allusion la plus subtile, les forces en présence… jusqu’à l’atmosphère d’un château hanté par les esprits. Ce fantastique psychologique est captivant d’un bout à l’autre. C’est même l’une des plus remarquable mise en scène du Canadien (avec Capriccio au Palais Garnier).

 

 

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Côté interprètes, deux formidables artistes dominent la distribution par leur trouble sincère, leur intensité progressive déchirante : la Gouvernante de Heather Newhouse (beauté souple de la voix, expressivité très canalisée), et révélation, le jeune Miles du jeune Philippe Tsouli : intelligence dramatique et justesse du jeu scénique, de toute évidence, le jeune artiste est très prometteur). Leur duo crée des étincelles et restitue à ce drame onirique et tragique, sa profonde humanité. L’issue fatale n’en est que plus saisissante. Dans la fosse, le jeu précis et flexible lui aussi de Patrick Davin souligne les éclats ténus de cet opéra de chambre qui murmure et séduit, captive et ensorcèle, en particulier dans chaque prélude orchestral, véritable synthèse annonciatrice du drame à l’oeuvre. Depuis Peter Grimes, Benjamin Britten a, on le sait, le génie des interludes. Production événement de cette rentrée lyrique en France, absolument incontournable aussi captivante qu’esthétique ; et indiscutablement par l’imbrication réussie du chant et du théâtre, sans omettre la vidéo, l’une des réalisations les plus fortes et justes de Robert Carsen à l’opéra. A voir à Strasbourg et Mulhouse, jusqu’au 9 octobre 2016.

A l’affiche de l’Opéra national du Rhin, les 21, 23, 25, 27 et 30 septembre à Strasbourg, puis les 7 et 9 octobre 2016 à Mulhouse (La Filature). Incontournable.

 

 

 

LIRE aussi notre présentation de l’opéra The Turn of the screw à l’Opéra national du Rhin

 

 

Opéra en deux actes avec prologue
Livret de Myfanwy Piper, d’après la nouvelle d’Henri James
Création le 14 septembre 1954 à Venise
Présenté en anglais, surtitré en français
Direction musicale: Patrick Davin
Mise en scène: Robert Carsen
Reprise de la mise en scène Maria Lamont et Laurie Feldman
Décors et costumes: Robert Carsen et Luis Carvalho
Lumières: Robert Carsen et Peter Van Praet
Vidéo: Finn Ross
Dramaturgie: Ian Burton
Le Narrateur / Peter Quint: Nikolai Schukoff
La Gouvernante: Heather Newhouse
Mrs Grose: Anne Mason
Miss Jessel: Cheryl Barker
Miles: Philippe Tsouli
Flora: Odile Hinderer / Silvia Paysais
Petits chanteurs de Strasbourg
Maîtrise de l’Opéra national du Rhin
Aurelius Sängerknaben Calw
Orchestre symphonique de Mulhouse

Toutes les illustrations : © Klara Beck / Opéra national du Rhin 2016

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